Détail d'une icône écrite par Marie-Cécile Windish-Laroche, iconographe de Montréal (image reproduite avec autorisation).
1. Le tétramorphe des apocalypses et les icônes
Luc Castonguay | 2 octobre 2023
« On dit qu’un animal ne peut entrer chez Dieu. Mais qui sont-ils ces Quatre qui l’entourent ? [1] »
Dans cette nouvelle série de cinq articles nous examinerons la représentation iconographique du tétramorphe biblique qui se compose des quatre Vivants des apocalypses. Nous verrons quand et pourquoi l’Église chrétienne les a associés aux quatre évangélistes : l’homme à Matthieu, le lion à Marc, le taureau à Luc et l’aigle à Jean.
Le premier article sera un survol historique de ces représentations ainsi que l’étude de l’icône du Christ en gloire qui représente le passage de l’Apocalypse de Jean qui se rapporte à notre sujet. Chacun des quatre autres articles concernera un évangéliste, sa représentation anthropomorphique et son icône.
Lecture historique
Dans le dernier livre du Nouveau Testament, l’Apocalypse de Jean, on peut lire : « Un trône se dressait dans le ciel, et, siégeant sur le trône, quelqu’un. […] Du trône sortaient des éclairs […] l’entourant, quatre animaux […] Le premier ressemblait à un lion, le deuxième à un jeune taureau, le troisième avait comme une face humaine, et le quatrième semblait un aigle en plein vol, Les quatre animaux avaient chacun six ailes couvertes d’yeux tout autour et au-dedans. » (Ap 4,2-8). C’est précisément la représentation de ces quatre animaux que la Tradition appelle le tétramorphe.
La littérature apocalyptique est un genre littéraire ancien. Un autre récit apocalyptique datant de six à sept siècles avant celui de Jean (vers l’an 592), la vision de la Gloire écrit par le prophète Ézéchiel, fait référence lui aussi au tétramorphe. Nous savons que bien souvent les textes du Nouveau Testament font référence ou prennent source dans les textes du Premier Testament et ces Vivants bibliques en sont un bel exemple. Il faut noter aussi que plusieurs civilisations anciennes d’Orient, d’Occident et d’Asie utilisaient elles aussi dans leurs religions des représentations allégoriques de figures animales ; mentionnons les Égyptiens, les Grecs, les Assyro-babyloniens et d’autres encore.
Mais selon l’anthropologue Michel Fromaget il faut « considérer les Vivants de saint Jean et d’Ézéchiel comme formant une structure symbolique unique dans l’histoire des religions [2]. » Dans son étude, il divise en trois phases l’évolution de l’histoire du tétramorphe chrétien. La première, qui va du Ier au VIIIe siècle : c’est la période des Pères de l’Église où ceux-ci identifient chacun des Vivants aux évangélistes et où on voit apparaître des écrits et des sculptures les concernant. La seconde, du IXe au XIIe siècle, se distingue par l’apparition d’images les représentant. La troisième, du XIIe siècle à nos jours, « bien que certainement féconde, apparaît à maints égards comme un temps crépusculaire. Oubliés – tant dans leurs écrits que dans leurs images – par l’Église d’Occident [3] ».
Il faut préciser que l’attribution des symboles ne s’est pas faite dès le début de façon définitive. Saint Irénée de Lyon, au IIe siècle, assignait le lion à Jean, le taureau à Luc, l’homme à Matthieu et l’aigle à Marc. On attribue à saint Jérôme l’identification qu’on leur accorde encore aujourd’hui. Le lion pour Marc, le taureau pour Luc, l’homme pour Matthieu et l’aigle pour Jean.
Lecture théologique
L’Apocalypse doit être lu comme une bonne nouvelle, comme le dit si bien le commentaire de la bible de Jérusalem au début du livre de l’Apocalypse de Jean. Malgré la grande noirceur de cette époque pour les chrétiens qui se faisaient torturer et tuer par Rome, « la vérité, c’est que le règne de Dieu arrive effectivement. Pour celui qui croit, il est déjà là. […] Il fait entrevoir que Dieu est en train de triompher. […] Peu importe les délais du retour glorieux du Seigneur, car ce retour est en train de s’effectuer [4] ».
Les quatre représentations anthropomorphiques présentées comme des gardiens du sacré dans les textes bibliques, sont des symboles, c’est-à-dire des figures qui réunissent deux mondes : ils sont des passeurs entre la réalité matérielle et le monde spirituel. C’est pourquoi on les retrouve sur divers objets sacrés : enluminures, portails d’église, ciboires, calices, ostensoires, broderies sur les vêtements liturgiques, icônes et combien d’autres. Ce qui fait dire à Fromaget que « l’examen de la signification symbolique des Vivants figurant sur les objets liturgiques ou sacerdotaux confirme le rôle qui est le leur : garder et surveiller les « lieux » où communiquent les mondes humain et divin. […] ils sont aussi des anges dont la fonction est d’accueillir et de guider [5]. »
Grégoire le Grand, dans une homélie sur Ézéchiel, justifie ainsi l’attribution des symboles donnée par saint Jérôme : « Que les quatre Vivants désignent les saints évangélistes, le début même de chaque livre évangélique en est une preuve. Commençant par une généalogie humaine, Matthieu a droit d’être signifié par l’homme ; commençant par le cri dans le désert, Marc l’est avec justesse par le lion ; ouvrant son récit par un sacrifice, Luc l’est convenablement par un jeune bœuf ; commençant par la divinité du Verbe, Jean mérite de l’être par l’aigle, car lorsqu’il dit : Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu, quand il dirige son regard vers l’essence même de la Divinité, il fixe bien des yeux le soleil à la façon de l’aigle [6]. »
Dans une lecture métaphorique, ces quatre symboles présentent aussi des traits de Jésus, du Christ qui s’est fait homme (Mt 1,1), qui a été sacrifié sur l’autel de la croix (Lc 22,19-20), qui a vaincu la mort (Mc 16,9) et qui s’est élevé vers le Père (Jn 17,5).
Lecture iconographique
Dans cette présentation, le Christ est entouré d’une forme ovale – que l’on appelle mandorle – de couleur bleue, symbole d’éternité, qui délimite l’espace céleste de l’icône. « Avec majesté et splendeur, en vrai Seigneur du monde et Vainqueur à jamais de la mort et du mal [7] », Il y est représenté assis sur un trône vêtu d’un habit resplendissant par sa dorure. La Tradition iconographique veut que Jésus dans la gloire de sa divinité soit vêtu de blanc immaculé ou d’un manteau entièrement doré comme on le reproduit dans l’icône de la Descente aux Enfers et de la Transfiguration. Le passage biblique qui décrit ce dernier évènement nous dit : « ses vêtements devinrent blancs comme la lumière » (Mt 17,1-2).
Autour de lui émanent des rayons lumineux. Il est entouré de chérubins qui sont des gardiens de lieux sacrés (Gn 3,24). Ils sont aussi le symbole de la prière perpétuelle et de la contemplation ininterrompue [8]. Son nimbe est crucifère et porte en inscription trois lettres grecques signifiant « celui qui est ». Dans ses mains il tient le livre qui, selon Jean, Il est « digne de prendre […] et d’en ouvrir les sceaux » (Ap 5,9).
À l’extérieur de la mandorle, les quatre Vivants sont représentés tenant chacun un livre, ce qui soutient dans cette représentation leur association aux quatre évangélistes : l’homme (que l’iconographie religieuse a très tôt apparenté à un ange), le lion, le taureau et l’aigle. Chacun est peint dans une extrémité d’un quadrilatère qui symbolise les quatre points cardinaux : Dieu règne sur la totalité de l’univers. Leur couleur rouge, dans la théologie iconographique, indique la présence de l’Esprit Saint qui a inspiré leurs écritures évangéliques. La place et l’ordre qu’ils y occupent autour du Christ est aléatoire et a connue plusieurs variantes.
Disons pour terminer que cette icône se retrouve sur plusieurs iconostases d’église : elle est placée au centre de la Déesis. Il est intéressant de voir que l’icône de la Vierge au buisson ardent comporte le même arrangement pictural : la mandorle et le quadrilatère avec son tétramorphe.
Luc Castonguay est iconographe et détenteur d’une maîtrise en théologie de l’Université Laval (Québec).
[1] Angelus Silesius, Le Pèlerin chérubique, (IV, 121).
[2] Michel Fromaget, Les quatre vivants de l’Apocalypse, Albin Michel, 2020, p. 14.
[3]
M. Fromaget, Les quatre vivants de l’Apocalypse, …, p. 16.
[4] Bible de Jérusalem, L’Apocalypse, Anne Sigier, 1979, p. 2120s.
[5]
M. Fromaget, Les quatre vivants de l’apocalypse, p. 36s.
[6]
Jacqueline Leclercq-Marx, « Allégories animales et Symboles des évangélistes. Une histoire complexe et son incidence sur l’image médiévale. Les principaux jalons », dans : Sylvie Peperstraete (dir.), Animal et religion, Presses universitaires de Bruxelles (Problèmes d’histoire des religions, 22), 2016, p. 113-128.
[7]
Maria Donadeo, Icônes du Christ et des Saints, Médiaspaul, 1985, p. 113.
[8]
Concernant la légion angélique des chérubins, on peut lire : Yves Petrakian, art. « Chérubins » (TopChretien.com).