Détail d'une icône écrite par Luc Castonguay (image reproduite avec autorisation).
2. Matthieu et le troisième Vivant
Luc Castonguay | 4 décembre 2023
« Le troisième Vivant a comme un visage d’homme. » (Apocalypse 4,7)
Nous présentons dans cette série d’articles les évangélistes dans l’ordre où se retrouvent leurs évangiles dans la bible. Cet ordre d’ailleurs s’accorde avec celui du passage dans lequel Ézéchiel (1,10) évoque les symboles que la Tradition leur a attribués : « Ils avaient une face d’homme […] une face de lion […] une face de taureau et une face d’aigle. » Cependant Jean, dans son Apocalypse (4,7), cite les Vivants dans un autre ordre ; d’abord le lion, puis viennent le taureau, l’homme et l’aigle. Dans les premiers siècles de l’histoire de l’Église, l’identification des évangélistes à tel ou tel Vivant a varié plus d’une fois. Selon l’historienne et spécialiste en art Jacqueline Leclercq-Marx « l’histoire de l’association entre un évangéliste et un animal présenté comme son symbole est compliquée, et sa relation avec les images ne l’est pas moins [1]. »
Lecture historique
Selon l’exégète Pierrre-Maurice Bogaert, Irénée de Lyon, avant l’an 200 (dans Contre les hérésies), avec Hippolyte (dans un Commentaire sur l’Apocalypse) et Victorin de Poetovio, seraient les plus anciens auteurs chrétiens à proposer une correspondance entre les Vivants et les évangélistes [2]. De plus saint Irénée prend fait d’un seul Évangile à quadruple forme ; un Évangile dont on dit non pas de, mais selon Matthieu, Marc, Luc et Jean.
Au IVe siècle, c’est finalement saint Jérôme qui fixe l’ordre canonique des évangiles et celui des représentations anthropomorphes tirées des apocalypses accordées aux évangélistes. L’ordre canonique des évangiles serait donc copié sur celui des animaux de la vision d’Ézéchiel, et plus tard on y aurait ajouté une signification chronologique ; l’évangile de Matthieu étant, en ces temps, soi-disant le plus ancien et celui de Jean le plus récent [3]. Disons ici qu’aujourd’hui la plupart des spécialistes, historiens et exégètes s’accordent pour situer l’évangile de Marc comme le plus ancien et celui de Jean comme le plus tardif.
Lecture théologique
Il faut considérer les Quatre Vivants comme des symboles c’est-à-dire des images. François Bovon, spécialiste de la littérature chrétienne ancienne, affirme que « les premiers chrétiens employaient les noms et les nombres comme des outils théologiques [4] » et l’Apocalypse de Jean en est remplie. Les Vivants sont non seulement des symboles, mais en les associant aux évangélistes, ils sont aussi des témoins qui expriment une présence.
Ces figures des apocalypses d’Ézéchiel et de Jean, en réunissant une réalité physique et une condition divine, sont gardiennes et guides de passage en des lieux où Dieu se manifeste et où l’homme peut accéder à Dieu. Selon Michel Fromaget, elles sont une présence liturgique, eucharistique et sacramentelle. Liturgique car on les retrouve sur des reliures et des enluminures de textes sacrés, de même que sur des ornements architecturaux des temples. Leurs effigies ornent aussi certains objets sacrés, entre autres le pied de certains calices, ciboires et ostensoirs, la mite des évêques. C’est ainsi qu’ils veillent sur les lieux, les paroles, les gestes où se manifeste une présence divine. Eucharistique car leur chant, le Sanctus, faisait et fait encore partie de la liturgie eucharistique ; leur fonction serait donc aussi de louer Dieu. Sacramentelle car les Quatre Vivants gardent et guident ces passages (sacrements) qui conduisent vers Dieu [5]. Comme ces Vivants, les icônes font elles aussi fonction de lieux théologiques c’est-à-dire de lieux de rencontre avec le divin.
Lecture iconographique
Nous sommes prêts maintenant à commencer notre étude de l’image (icône) de Matthieu et de son symbole anthropomorphe : l’Homme. Jean parlant de sa vision sur l’ile de Patmos en Grèce, cite Quatre Vivants dont le troisième « a comme un visage d’homme » (Jn 4,7). Comme nous l’avons noté plus haut, saint Jérôme plus tard interprétera ce visage d’homme comme le symbole de la naissance humaine de Jésus.
Nous savons aujourd’hui que l’évangile de Matthieu est pseudépigraphe. L’évangéliste que la Tradition chrétienne présente comme celui qui l’aurait écrit, Matthieu, était un publicain (collecteur d’impôt) surnommé Lévi, un des douze apôtres de Jésus. On dit qu’il écrivait principalement pour les Juifs. Matthieu écrit son évangile en araméen pour une population juive. L’araméen est la langue que parlait Jésus. Dans son évangile, il fait sans cesse référence aux Écritures et, par-là, il veut montrer que Jésus est le Messie attendu par Israël. Il cite plusieurs passages du Premier Testament dans son évangile, en présentant Jésus comme le Sauveur promis. Son récit évangélique est une catéchèse qui enseigne et renseigne sur Jésus. Il commence sa Bonne Nouvelle par l’ascendance de Jésus ; ce qui le ramène à l’image de l’homme (Mt 1,1-16). Saint Jérôme avait attribué à Jésus les quatre qualités que les Vivants symbolisent et, pour celui que nous étudions ici, Grégoire le Grand disait plus tard à ce propos : « Fils unique de Dieu, il s’est lui-même fait véritablement homme [6] ».
Sur notre icône, Matthieu est représenté avec son évangile en main. Son symbole est placé derrière lui à sa droite. Il porte un clavus orné d’or sur son épaule gauche. Cette bande posée sur la tunique est un signe de distinction généralement réservé à Jésus, mais parfois aussi aux évangélistes sur certaines icônes. L’art byzantin dessine les plis des vêtements avec des lignes très nettes et droites. Ceci aide à préserver le personnage d’une réalisation trop réaliste et le garde dans une dimension plus spirituelle. Les éclaircissements délimités par ces lignes nous laissent deviner la forme des bras. Les icônes sont hors du temps et de l’espace. Leurs personnages, décors et objets ne répondent pas aux lois des proportions. On n’y voit aucune ombre ; la lumière est divine et vient de l’intérieur des personnages.
Son symbole, la créature céleste, est décrite dans les textes comme ayant un visage d’homme et des ailes. Il est compréhensible qu’il a été identifié et le plus souvent peint comme un ange. Le commentaire que propose la Bible de Jérusalem pour Ap 4,6 affirme que « ces quatre êtres animés sont des anges qui gardent l’univers créé ». La dorure de ses ailes rappelle le reflet et les éclats des yeux dont parlent les deux apocalypses.
Nous avons étudié, dans le précédent article, une icône byzantine représentant les Quatre Vivants placés autour du Christ transfiguré dans sa gloire : l’icône du « Christ en Gloire ». Avec exactement la même mise en scène, on les retrouve autour de Marie dans l’icône de la « Vierge au Buisson ardent ». Cette configuration quadrangulaire dans laquelle on les place est la même depuis des siècles et ne varie pas : de gauche à droite et de haut en bas dans cet ordre : l’Homme, l’Aigle, Le Lion et le Taureau. Notons ici que les deux quadrupèdes se retrouvent en bas, au niveau du sol, les quatre pieds sur terre.
Icône écrite par Luc Castonguay (image reproduite avec autorisation).
En conclusion, nous voulons inclure une autre icône de ce Vivant, qui fut produite originalement en enluminure dans le célèbre Livre de Kells. Rédigé par des moines en Irlande vers le début du IXe siècle, il comprend les évangiles de Matthieu, de Marc, de Luc et une partie de celui de Jean et quelques autres écrits s’y rapportant. Ses textes sont embellis de très belles enluminures dont plusieurs représentent le Christ en Gloire et les Quatre Vivants.
L’enluminure s’écrit sur vélin à l’encre tandis que l’icône s’écrit sur bois à la tempera. Nous nous sommes servis des images des Vivants du manuscrit mais, en utilisant la technique et les supports de l’iconographie tout en respectant scrupuleusement leurs dessins et les couleurs dans l’écriture de notre icône. L’image est très stylisée et les couleurs brillantes. Le fond est entièrement recouvert de feuilles d’or. Il est intéressant d’y voir ces ailes entrelacées et la croix rouge à l’intérieur de son auréole (détail qui est exclusivement réservé au Christ dans les icônes byzantines).
En terminant, disons que ces deux exemples nous montrent bien que les icônes se lisent à travers les figures représentées, mais aussi à travers une multitude de symboles à interpréter. Comme toute interprétation, n’oublions pas que le sens de ceux-ci varie selon le temps, le lieu et la culture du lecteur.
Luc Castonguay est iconographe et détenteur d’une maîtrise en théologie de l’Université Laval (Québec).
[1] Jacqueline Leclercq-Marx , « Allégories animales et Symboles des évangélistes. Une histoire complexe et son incidence sur l’image médiévale Les principaux jalons ».
[2] Pierre-Maurice Bogaert, « Les Quatre Vivants, l’Évangile et les évangiles »,
[3]
Patrick Peccatte, « Le tétramorphe - une appropriation chrétienne d’une figure cosmique ».
[4]
Patrick Peccatte, « Le tétramorphe - une appropriation chrétienne d’une figure cosmique ».
[5] Voir Michel Fromaget, Les Quatre Vivants de l’Apocalyse, Paris, Albin Michel, 2020, p. 33-50.
[6]
Grégoire le Grand, Homélies sur Ézéchiel, 4, 1, éd. et trad. Charles Morel, sc 327, 1986, p. 149.