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Le Grand Pouvoir du Chninkel : le décalage révélateur
Seconde partie : Antichristianisme ou questionnement de foi ?
© Editions Casterman S.A./Jean Van Hamme et Grzegorz Rosinski
Lire la première partie : Une bande dessinée inspirée de la Bible ?
Dans la tête du Messie
Très subtilement, la réécriture parodique des évangiles par Jean Van Hamme et Grzegorz Rosinski se fonde sur des changements par rapport à la perspective narrative de son modèle paradoxal. Ainsi, il est extrêmement rare que le lecteur des évangiles connaisse les pensées ou les sentiments de Jésus. « Jésus le regarda et se prit à l’aimer » (Marc 10, 21 – Traduction œcuménique de la Bible) en est un des très rares exemples. En analyse narrative, on dirait que le Christ est très rarement perçu selon une focalisation interne qui nous donnerait accès à son intériorité. Au contraire, les auteurs du Grand Pouvoir du Chninkel ne cessent de nous faire partager les sentiments et les pensées de leur « Messie », au travers de monologues ou par le biais de phylactères en forme de nuages.
On peut faire appel à une autre distinction de l’analyse narrative pour saisir la distinction entre les deux héros. L’analyse narrative appelle un personnage « plat » quand on sait peu de choses sur ses sentiments, quand son comportement est prévisible. Au contraire, un personnage plus complexe – dont on connaît les pensées, qui est en proie à des doutes, à des hésitations - sera qualifié de « rond ». Ainsi, alors que Jésus est majoritairement un personnage « plat », J’On est le plus souvent un personnage « rond ». Mais la transformation opérée par Jean Van Hamme et Grzegorz Rosinski est plus complexe qu’une simple permutation. J’On est un personnage rond auquel le dieu U’n impose de devenir un personnage plat : il doit endosser le rôle qui lui est assigné jusqu’à ne plus faire qu’un avec lui, apparaître dénué du moindre doute, devenir prévisible en tout point parce que parfaitement identifié à sa mission : rien qu’une extériorité, rien que l’image d’un messie. Un des enjeux du récit est situé dans l’écart entre J’On et le rôle qu’il essaie tant bien que mal d’endosser. Ce décalage est souvent source de comique. Parfois il est aussi profondément poignant, comme dans la scène de la crucifixion où, tout en pensant à celle qu’il aime, désire et quitte à jamais en mourant, J’On, trompé jusqu’au bout, prononce tout de même dans un dernier souffle les paroles que, pense-t-il, U’n lui a confiées.
« Car ce monde est sans avenir. »
Dans des scènes comme celles-ci, l’œuvre atteint une autre dimension, qui est, me semble-t-il, celle qui domine à la fin de la lecture. On referme Le Grand Pouvoir du Chninkel avec une mélancolie profonde, métaphysique, comme un soupir qu’on pousserait dans une immensité vide. Au-delà de l’humour, railleur ou attendri, s’exprime dans l’histoire de J’On un doute existentiel, plus profond encore que celui qui toucherait l’existence de Dieu : la possible indifférence de Dieu.
© Editions Casterman S.A./Jean Van Hamme et Grzegorz Rosinski
Je pense qu’on aurait tort de dire que Le Grand Pouvoir du Chninkel est antichrétien ou plus fondamentalement qu’un tel doute est ennemi de la foi. En écrivant cet article, j’ai cherché dans la Bible des passages où s’exprimaient une inquiétude quant aux intentions de Dieu, une colère quant à sa possible indifférence ou malveillance. Et j’ai découvert les poèmes de Job.
Si je criais, me répondrait-il ? Non, je ne crois pas qu’il écouterait ma voix, lui qui dans la tempête m’a épié, multipliant mes blessures gratuites. Il ne me donne pas de reprendre mon souffle ; oui, il me rassasie d’amertumes… Moi, intègre ? Il me tordrait. Moi, intègre ? Je ne connais pas mon être et rejette ma vie… Un fléau met à mort soudain. Mais il se moque de l’anéantissement des innocents ! La terre est donnée aux mains du criminel.
(Job, 9, 16-24, traduction d’André Chouraqui)
Et j’ai repensé aux imprécations finales de N’ôm l’hérésiarque : Et quand l’heure de ton pardon est enfin arrivée, tu as voulu par ultime cruauté, qu’il nous soit accordé au prix du sacrifice d’un innocent.
Ils frappent ma joue ; ensemble, contre moi, ils s’amassent. El (Dieu) m’a enfermé chez le félon ; il m’a précipité aux mains des criminels. J’étais paisible, il me broie, me saisit par la nuque, me désagrège, et me relève en cible pour lui. Ses archers m’entourent ; il transperce mes reins sans compatir ; il répand à terre ma bile.
(Job, 16, 10-13, traduction d’André Chouraqui)
Et dans ma lecture, je voyais aussi Jésus, le « fils de Dieu », frappé à la joue, entouré de félons, jeté aux mains des criminels. Pacifique broyé, désagrégé, lançant vers le ciel un cri de désespoir (Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?) auquel n’a répondu sur le moment que le silence tonitruant de Dieu.
Sur la croix, Jésus rejoint J’On le chninkel, il rejoint Job face au mystère, il rejoint tous les innocents confrontés au monde qui hurle que, peut-être, Dieu le Père s’en fiche ou qu’il est un dieu cruel. Il est tout humain broyé et ballotté entre les deux possibilités : Dieu a-t-il voulu mes malheurs ou n’en a-t-il rien à faire ? Le Nouveau Testament n’apporte aucune preuve rassurante, aucune certitude confortable. Mais il montre jusqu’au plus profond de l’énigme du mal, jusqu’au plus noir du désespoir, Jésus se faisant humain.
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Jérusalem, en Imax
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