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Le Grand Pouvoir du Chninkel : le décalage révélateur
Première partie : Une bande dessinée inspirée de la Bible ?
© Editions Casterman S.A./Jean Van Hamme et Grzegorz Rosinski
Histoire d’un non-salut
Un théologien égaré sur Daar, le monde inventé par Jean Van Hamme et Grzegorz Rosinski pour Le Grand Pouvoir du Chninkel (1986), pourrait résumer l’intrigue de cette bande dessinée comme suit.
Les chninkels vivaient de manière paradisiaque dans la foi en U’n, le maître créateur des mondes, jusqu’au jour où un de leurs rois, N’ôm l’hérésiarque, décida de se faire adorer comme l’unique divinité. Les chninkels de toutes villes, villages et hameaux se prosternèrent et adorèrent les statues que le roi N’ôm avait dressées. Le dieu unique, furieux, fit pleuvoir sur les villes des chninkels du soufre et du feu. Il bouleversa le monde de Daar, tous les habitants des villes et la végétation du sol. Du ciel jaillirent trois armées et trois tyrans, « les trois immortels », qui firent régner sur Daar une guerre incessante et réduisirent les chninkels en servitude.
Le Grand Pouvoir du Chninkel commence lorsque U’n, las de cette violence, commande à J’On le chninkel, d’aller trouver les trois immortels pour leur ordonner de cesser leurs combats. De même en effet que, par la désobéissance d’un seul chninkel, la multitude a été rendue pécheresse, de même aussi, par l’obéissance d’un seul, la multitude devrait-elle être rendue juste. Si J’On échoue dans sa mission, Daar sera entièrement détruite. J’On se met en marche. Malgré l’opposition des vénérables, les autorités religieuses des chninkels, qui lui demandent un signe qui vienne du ciel, il est rejoint par plusieurs disciples. Il libère des prisonniers, fait retrouver la vue à des aveugles, fait marcher droit des boiteux, rend leurs mains à des manchots et est finalement arrêté par les immortels, qui le font comparaître devant les vénérables. Ceux-ci le condamnent à mort (entre autres pour blasphème), J’On est attaché les bras en croix sur un immense monolithe et les trois immortels le transpercent de leurs armes, en commençant par le frapper au côté.
Comme on l’aura remarqué, jusqu’à ce moment, cette Histoire ressemble beaucoup à celle du salut selon le christianisme. (Aussi nous sommes-nous permis d’insérer dans ce résumé plusieurs versets bibliques plus ou moins modifiés : Daniel 3,7 ; Genèse 19,25 ; Romains 5,19 ; Marc 8,11 ; Matthieu 11,5 ; Marc 14,64 et Jean 19,34.) Le Grand Pouvoir du Chninkel reprend également plusieurs scènes des évangiles, comme celle où J’On est interrogé par les « vénérables », dans une confrontation qui rappelle celles opposant Jésus aux scribes et aux pharisiens. Certaines cases comportent même des citations directes.
© Editions Casterman S.A./Jean Van Hamme et Grzegorz Rosinski
Mais tout dérape dans les dernières pages. Au pied du monolithe-croix, N’ôm l’hérésiarque réapparaît et accuse U’n d’avoir fait mourir J’On pour rien. La mission du « Choisi » n’était qu’un moyen de mieux asservir sa création. La terre tremble, le feu tombe du ciel et Daar est métamorphosée irrémédiablement.
Entre Les Fleurs du Mal et Folies de graduation
Entre Le Grand Pouvoir du Chninkel et les évangiles il existe tout d’abord un décalage de genre : la bande dessinée est située non pas dans un univers rappelant notre réalité mais dans un monde de fantaisie héroïque, où se côtoient peuples étranges et bêtes merveilleuses. Les chninkels eux-mêmes présentent plusieurs points communs avec les hobbits de J. R. R. Tolkien et avec les gelflings de Dark Crystal (Jim Henson et Frank Oz, 1982).
Mais le coup de théâtre final est indéniablement le décalage le plus radical par rapport à l’histoire de Jésus telle qu’elle est racontée dans le Nouveau Testament. Jean Van Hamme et Grzegorz Rosinski se rattachent ici à une tradition de soupçon à l’égard du dieu monothéiste. Les imprécations finales de N’ôm l’hérésiarque rappellent ainsi la révolte de Charles Baudelaire dans « le reniement de saint Pierre » (in Les Fleurs du mal), où on trouve la même idée d’un Dieu ayant trahi Jésus.
« Ah ! Jésus, souviens-toi du jardin des Olives !
Dans ta simplicité tu priais à genoux
Celui qui dans son ciel riait au bruit des clous
Que d'ignobles bourreaux plantaient dans tes chairs vives »
On trouve également dans Le Grand Pouvoir du Chninkel l’héritage d’une autre tradition : celle de la parodie religieuse qui consiste à rabattre le sérieux et le spirituel vers les préoccupations stomacales et sexuelles. Ce principe de détournement a été particulièrement mis en lumière par Mikhaïl Bakhtine (dans L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Âge et à la Renaissance entre autres). De fait, J’On le Messie cherche avant tout à se nourrir et à dénuder sa principale disciple, G’wel (que ce soit sur terre, sur mer ou même dans un chapitre situé au milieu du néant). Dans ces passages-là, on est plus proche de Folies de graduation que des évangiles ! La figure de Volga, la devineresse qui ne peut « faire de prophéties qu’en état de plaisir », relève tout à fait de cet aspect de l’œuvre.
Ainsi, cette bande dessinée se rattache à deux traditions prenant leurs distances à l’égard du christianisme, l’une sérieusement et violemment, l’autre avec humour et légèreté. On pourrait en déduire que Le Grand Pouvoir du Chninkel est une œuvre de critique, de dénonciation, qu’elle est profondément et radicalement antichrétienne. À mon avis, il n’en est rien comme je vais tenter de le démontrer dans la deuxième partie.
Les illustrations utilisées pour cet article sont protégées par le droit d’auteur et ne peuvent être utilisées sans l’autorisation des Editions Casterman S.A.. Toute reproduction ou utilisation non autorisée est constitutive de contrefaçon et passible de poursuites pénales.
Seconde partie :
Antichristianisme ou questionnement de foi ?
Article précédent :
Jérusalem, en Imax
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