chronique du 21 mars 2003 |
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Abraham et
papa
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« Abraham et papa » album Versant jazz (2002) Sélect / GSI Musique, NAC-9408 |
En ce temps-là, c'est-à-dire il y a très, très très longtemps, en ce temps-là, Dieu travaillait surtout sous le nom de Yahvé...
Autrefois Yahvé vint prendre le thé chez son vieux « pot » Abraham.
Il lui dit : « Mon vieux, t'as l'air de douter, je dois éprouver ton âme. »
« Si tu crois en moi, si j'ai ton soutien, en un mot, si t'as la foi »,
« Ton petit vaurien de fils qui fout rien, tu l'immoleras pour moi. »Refrain : Toi, t'aurais jamais fait ça, papa, non t'aurais jamais, jamais fait ça
Faut dire qu'Abraham approchait alors plus ou moins 140 ans.
Qu'il fut quelque peu fêlé sur les bords, c'est bien possible et pourtant,
Il partit dès l'aube du lendemain, emmenant son fils avec lui.
Et, sans dire un mot, il prit le chemin dont son Dieu l'avait instruit.Refrain : Toi, t'aurais jamais fait ça, papa, non t'aurais jamais, jamais fait ça
« Pourquoi tant de bois? » demande Isaac, tel était le nom du fils.
Son père lui répond, sans le moindre trac: « On va faire un sacrifice. »
« Hé! 'Pa, 'tend! » dit l'autre, « Mais y'a pas d'agneau! Sans agneau, pas de méchoui ».
Soudain le vieux brandit son couteau, soudain le fils a compris.Refrain : Toi, t'aurais jamais fait ça, papa, non t'aurais jamais, jamais fait ça
On connaît la suite, l'ange est arrivé, stoppant le bras du prophète,
Faut croire que la chose amusa Yahvé, puisqu'un jour il l'a refaite,
Des siècles plus tard, sous un autre nom, il envoie son propre fils,
Crever sur la croix, mais pas d'ange, non, pour le soustraire au supplice.Refrain : Toi, t'aurais jamais fait ça, papa, non t'aurais jamais, jamais fait ça (bis)
Papa!
Dès la première écoute de cette chanson, il nous apparaît évident que Sylvain Lelièvre fait référence au sacrifice d'Isaac en Genèse 22, comme le montre cet extrait : « Autrefois Yahvé vint prendre le thé chez son vieux "pot" Abraham. Il lui dit: "Mon vieux, t'as l'air de douter, je dois éprouver ton âme. Si tu crois en moi, si j'ai ton soutien, en un mot, si t'as la foi, ton petit vaurien de fils qui fout rien, tu l'immoleras pour moi." » Dans la chanson, on constate d'abord que le Dieu d'Abraham est caractérisé sous les traits d'un être omnipotent, oppressant et arbitraire. Cette image de Dieu se retrouve dans beaucoup de courants de pensée, y compris dans certaines traditions chrétiennes telles que le jansénisme.
Une autre facette de l'image de Dieu véhiculée dans la chanson est le peu d'intérêt que Yahvé semble porter à l'égard de la vie humaine. Il semble même que ce Dieu prend plaisir à la souffrance humaine : « On connaît la suite, l'ange est arrivé, stoppant le bras du prophète. Faut croire que la chose amusa Yahvé, puisqu'un jour il l'a refaite. Des siècles plus tard, sous un autre nom, il envoie son propre fils. Crever sur la croix, mais pas d'ange, non, pour le soustraire au supplice. » Dans cette chanson, c'est comme si Dieu s'amusait avec les êtres humains, sans aucune considération pour eux.
Cette image du divin s'enracine dans un bagage religieux propre non seulement à notre culture mais aussi à d'autres peuples où on n'hésitait pas à recourir aux sacrifices humains afin d'amadouer les divinités. Cette conception religieuse perdure même aujourd'hui. N'observe-t-on pas des mentions de « sacrifices » afin de plaire à Dieu? On perçoit même une version sécularisée de cette image divine: il y a quelques années, de nombreux adeptes du libéralisme économique prêchaient l'importance de se sacrifier afin d'équilibrer le budget de l'État et satisfaire les exigences du « Marché », ce nouvel absolu de nos sociétés.
Comment expliquer la persistance de cette image divine dans notre société sécularisée? Une réponse possible se situe peut-être dans une compréhension du développement humain, selon lequel l'intégration des images de Dieu s'effectue dans un cheminement. Considérer Dieu comme un être omnipotent et omniscient, maître capricieux du devenir humain, est habituellement une image première, « archaïque » et correspond à une projection du désir humain de toute-puissance. L'expérience de certaines réalités, comme la souffrance, peuvent amener une personne à développer des images différentes de Dieu. Celles-ci sont appelées à s'intégrer progressivement dans la conscience humaine. Ce processus de développement n'est pas linéaire et est rarement totalement accompli.
Correspondant aux différentes étapes du développement spirituel, ces différentes images du divin se retrouvent généralement au sein d'un même mouvement religieux. Cependant, le judéo-christianisme a rendu suspecte cette image d'une divinité sacrificatrice. C'est sans doute pour cette raison que Sylvain Lelièvre critique, consciemment ou non, cette image de Dieu par le refrain : « Toi, t'aurais jamais fait ça, papa, non t'aurais jamais, jamais fait ça ».
Mais cette image d'une divinité capricieuse et omnipotente reflète-t-elle réellement les images présentées dans les textes bibliques, dont celui de Gn 22? Si nous examinons brièvement le texte, nous constatons rapidement que Dieu n'y est pas présenté comme un être omnipotent et tyrannique mais il apparaît plutôt comme quelqu'un qui se questionne et qui veut s'assurer de l'authenticité de la confiance d'Abraham à son endroit.
Quand on creuse davantage, ce qui ressort de ce texte biblique est le refus de la divinité d'accueillir des sacrifices humains. Le Dieu biblique est un être qui rejette le concept même de sacrifice. Rompant avec les coutumes de son époque, Abraham accomplit la volonté divine comme le souligne le théologien Michel Beaudin :
L'obéissance d'Abraham à l'égard de Dieu s'exprime plutôt dans le fait de ne pas tuer Isaac, et inaugure la foi comme liberté permettant de rompre avec l'ordre social, de désobéir à la coutume de l'époque obligeant à sacrifier le premier-né, de rompre avec le schéma qui lie les obligations envers Dieu à l'offrande des sacrifices. (1)
Autrement dit, si Abraham avait sacrifié Isaac, il se serait inscrit dans le contexte culturel de son époque qui prônait les sacrifices humains. Or, dans le récit, Dieu ouvre un espace de liberté par rapport à cette pratique. Nous y retrouvons l'image biblique d'un Dieu libérateur qui permet l'inédit et qui se préoccupe du sort des êtres humains, en particulier des plus vulnérables.
L'image de Dieu qui émerge dans le dernier couplet de la chanson, là où on dénonce la mort de Jésus, peut également être sujette à caution. En effet, dans le Nouveau Testament, même si on parle parfois du sacrifice de Jésus (surtout dans la lettre aux Hébreux), il n'est pas réellement question d'un Dieu sacrificateur prenant plaisir à la souffrance. Au contraire, dans les évangiles synoptiques, particulièrement dans Marc, toute l'activité de Jésus révèle un Dieu qui est attentif aux souffrances des humains et qui y remédie. Dans le Nouveau Testament, la mort de Jésus dénonce l'image d'un Dieu sacrificateur. En effet, sa mort met en lumière les intérêts et les justifications des autorités en place qui légitiment un système sacrificiel et meurtrier.
Comme nous pouvons le constater, certaines images plutôt archaïques de Dieu continuent toujours de persister dans nos sociétés. La chanson de Sylvain Lelièvre nous invite à examiner l'image de Dieu que nous portons en nous, comme individu et comme Église. Elle nous offre une vive critique d'images de l'Absolu qui enchaînent et qui oppriment, images qui s'avèrent toutefois fort éloignées du Dieu révélé par l'expérience des croyantes et des croyants dans les textes bibliques. La chanson de Sylvain Lelièvre nous invite à la vigilance dans notre discours sur Dieu et nous incite à dénoncer toute image de Dieu aliénante. Comme certains invoquent parfois Dieu pour légitimer des entreprises destructrices et injustes, telles que des guerres ou des attaques dites « préventives », il importe de rappeler que le Dieu biblique est un Dieu de la Vie, qui rejette toutes les oppressions et qui oeuvre pour construire un monde de paix, de solidarité, d'égalité et d'amour.
[1] Michel Beaudin, « "Sotériologie" capitaliste et salut chrétien » dans Jean-Claude Petit et Jean-Claude Breton (dir.), Seul ou avec les autres? Le Salut chrétien à l'épreuve de la solidarité, Montréal, Fides (Héritage et projet, 48), 1992, pp. 261-262.
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