L’onction de nard. Arcabas, 2003, polyptyque Passion et résurrection, Montaigu.
La femme de Béthanie : servante ou disciple?
Erwan Chauty | 20 novembre 2023
On a l’habitude de lire l’épisode de l’onction à Béthanie, dans sa version de Marc (14,3-9), de deux manières. Soit en se concentrant sur le personnage de Jésus – l’onction qu’il reçoit aidant à interpréter le sens de la Passion, juste après la mention du complot (Mc 14,1-2) ; soit en gardant en mémoire la réécriture de Luc (Lc 7,36-38), où la femme a une réputation de pécheresse et des gestes de tendresse qui la qualifient comme prostituée. Dans un cas comme dans l’autre, on s’étonne de la relecture féministe que propose Elisabeth Schüssler Fiorenza : ne monte-t-elle pas en épingle la déclaration finale de Jésus – « Partout où sera proclamé l’Évangile dans le monde entier, on racontera aussi, en souvenir d’elle, ce qu’elle a fait » – au service d’un projet féministe étranger à l’Évangile [1] ?
J’aimerais prendre Elisabeth Schüssler Fiorenza au mot, pour mieux comprendre le sens de sa lecture. L’histoire de l’interprétation de ce passage porte-t-elle la marque d’une « déformation patriarcale » ou bien parvient-elle à maintenir une « neutralité intellectuelle » ? Dans les rayonnages de la salle de lecture de ma bibliothèque universitaire, j’ouvre un commentaire de référence de Marc, celui de d’Étienne Trocmé : auteur de renom, travail minutieux des manuscrits grecs, bibliographie comprenant plus d’un demi-millier de références, éditeur sérieux… Sur cette péricope, il écrit : « l’arrivée d’une femme n’est pas […] choquante, puisqu’il y avait sûrement des servantes » ; quant au sens de son geste d’onction, qui est « peu de choses », elle le fait sans en avoir « conscience », et il faut que « le maître » l’interprète immédiatement. En bref, tout indique que cette femme n’a aucune importance et que son anonymat est mérité [2].
Étrangement, ce commentaire paru en 2000 ne cite pas Schüssler Fiorenza, dont le célèbre volume En mémoire d’elle était publié en traduction française dès 1986. Y aurait-il ici un phénomène d’« effacement » ? Quoi qu’il en soit, venons-en à l’interprétation de Schüssler Fiorenza. Elle resitue l’épisode dans le cadre global de l’évangile de Marc. On a l’habitude d’y remarquer l’abandon des Douze au moment de l’épreuve suprême ; mais Schüssler Fiorenza remarque un effet de symétrie essentiel. Au début de l’évangile, quatre disciples sont mis en valeur dès leur appel au bord de la mer de Galilée : Simon, André, Jacques et Jean (Mc 1,16-20). A la fin de l’évangile, quatre femmes se tiennent au pied de la Croix : Marie-Madeleine, Marie mère de Jacques, la mère de Joset, et Salomé (Mc 15,40 – ici, une difficulté de la phrase grecque fait qu’on débat pour savoir s’il y a 3 ou 4 femmes. Trocmé aussi en compte 4…). Mais elles ne font pas que regarder, craintivement pourrait-on dire : trois verbes les caractérisent fortement. Elles « suivaient » (akolouthein) Jésus ; elles le « servaient » (diakonein) ; elles « étaient montées avec lui » à Jérusalem (synanabainein). Le premier verbe sert fréquemment pour évoquer l’appel et la décision d’être disciple (comme en Mc 1,18) ; le deuxième dit souvent de véritables responsabilités parmi les disciples. Quant au troisième, il ne se retrouve qu’en Ac 13,31, où, note Schüssler Fiorenza, « il se réfère à ceux qui avaient rencontré le Seigneur ressuscité et étaient devenus ses témoins ». On est donc en présence d’un cadre général où deux groupes de quatre disciples nommés se font écho : quatre hommes qui abandonnent Jésus ; quatre femmes qui restent jusqu’à la Croix.
Ce cadre contribue à l’interprétation de la femme anonyme de Béthanie pour la mettre en valeur : cette dernière intervient juste au moment où le drame de la Passion se déclenche ; son onction d’huile sur la tête de Jésus signifie qu’il est le Messie – le Christ – en rappelant les prophètes de l’Ancien Testament qui ont oint les rois d’Israël, ceci au moment où la reconnaissance de sa messianité va être mise en crise.
Il est assez raisonnable alors de conclure, avec Schüssler Fiorenza, que l’oubli de cette femme et de son nom – contre la parole explicite de Jésus qui appelle à se « souvenir d’elle » – n’est pas le signe de son insignifiance, mais d’une culture biaisée au détriment des femmes.
Erwan Chauty SJ est professeur au Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris.
[1] Voir Elisabeth Schüssler Fiorenza, En mémoire d’elle. Essai de reconstruction des origines chrétiennes selon la théologie féministe, Cerf (Cogitatio fidei 136), 1986 (traduction de In Memory of Her. A Feminist Theological Reconstruction of Christian Origins, SCM Press, 1986).
[2] Étienne Trocmé, L’Évangile selon saint Marc, Labor et Fides (Commentaire du Nouveau Testament 2), 2000.