Le prophète Isaïe. Jean-Louis-Ernest Meissonier, c. 1838. Huile sur toile, 33,5 x 21 cm. Wallace Collection, Manchester (Wikimédia).
Quelqu’un d’anonyme ou d’homonyme
Erwan Chauty | 27 mars 2023
Il va aujourd’hui de soi que le livre d’Isaïe comporte trois parties, que l’on peut dater à des siècles différents de l’histoire d’Israël. Ainsi, toutes les éditions modernes distinguent les chapitres 1 à 39, dus au « proto-Isaïe » au VIIIe siècle av. J.-C. ; les chapitres 40 à 55 provenant d’un « deutéro-Isaïe » en exil à Babylone ; enfin, un « trito-Isaïe » post-exilique correspondant aux chapitres 56 à 66. Les spécialistes, bien sûr, raffinent, proposant des processus rédactionnels plus complexes pour chacune de ces trois parties, mais cette délimitation globale reste un repère évident et incontestable.
Cette évidence n’a pourtant pas toujours régné. À partir de l’intuition géniale de Jean-Christophe Doederlein en 1775, il aura fallu plus d’un siècle et demi de débats parfois violents pour que les manières de voir se déplacent et intègrent ce nouveau paradigme épistémologique. Ainsi, en 1908, la Commission biblique pontificale à Rome répondait encore « non » à la question suivante : « Produit-on de solides arguments pouvant, même pris collectivement, démontrer que le livre d’Isaïe ne doit pas être attribué au seul Isaïe, mais à deux et même à plusieurs auteurs ? [1] ».
L’obstacle ne doit pas être négligé a posteriori. Les manuscrits anciens d’Isaïe dont nous disposons, en hébreu comme en grec, ne comportent pas de marque qui les diviseraient en trois parties d’époques différentes. Tout le texte se présente comme placé sous l’autorité d’un prophète unique appelé Isaïe, « fils d’Amoç, aux jours d’Ozias, de Yotam, d’Akhaz et d’Ezékias, rois de Juda » (Is 1,1 – TOB). La théologie est venue, pour un temps, empêcher de discuter ce premier verset. En effet, il faut trouver des schémas de pensée pour rendre compte du caractère « inspiré » de ce livre biblique. Comme les livres prophétiques racontent fréquemment la vocation d’un prophète, appelé à prophétiser puis à écrire (voir notamment Jr 36), on en a tiré un schéma de pensée efficace : un livre de la Bible serait inspiré, parce que Dieu aurait choisi un personnage spécial pour recevoir sa parole et la mettre par écrit. Attesté dans certains livres bibliques, ce schéma a été généralisé à l’ensemble du corpus, d’une manière qui nous paraît aujourd’hui excessive. Ainsi, le Pentateuque était attribué à Moïse, les psaumes à David [2], les écrits dits « johanniques » à Jean fils de Zébédée et apôtre choisi par Jésus, etc. Remettre en cause l’authenticité isaïenne des chapitres 40 à 66 du livre Isaïe, cela semblait alors remettre en cause leur inspiration.
Les incohérences, pourtant, ne pouvaient pas être négligées éternellement, et appelèrent les théologiens à penser l’inspiration selon d’autres schémas. Alors que naît peu à peu l’esprit historien et scientifique, les allusions aux situations historiques et les diversités de style obligent à considérer autrement ce qui commence avec Isaïe 40. En 1775, Jean-Christophe Doederlein lance la révolution : « il semble raisonnable de rapporter le discours ou plutôt le livre à partir du chapitre 40 à un temps plus tardif que celui d’Isaïe et de reconnaître qu’il a été composé au moment de l’Exil, par quelqu’un d’anonyme ou d’homonyme au prophète antique [3]. » Tout en reconnaissant la différence d’auteur, Doederlein invente une raison plausible pour la confusion ancienne : les chapitres 40 et suivants auraient été écrits par un auteur dont le nom ne se distingue pas de celui d’Isaïe ! Coup de génie qui rend compte de la lecture traditionnelle tout en honorant la réflexion moderne : certes, la suite est bien d’Isaïe, mais pas du même Isaïe !
Cette délicatesse ne sera pas nécessaire un siècle plus tard. En 1902, Bernhard Duhm [4] introduit une deuxième division : les chapitres 56 à 66 sont plus tardifs que ce deuxième Isaïe. Il les attribue à un « trito-Isaïe », sans voir besoin de supposer un seul instant qu’il ait porté le même nom que le prophète antique : s’il parle de « trito-Isaïe » après le « deutéro-Isaïe », c’est uniquement « par mesure de brièveté » – une étiquette pratique, rien d’autre.
Confrontée à ces résultats de plus en plus assurés, la théologie finira par les intégrer. Après la dure « crise moderniste » marquée par la condamnation romaine de nombreux exégètes, le Concile Vatican II accepte sans réserve le travail exégétique, et comprend autrement l’inspiration biblique. L’argument ne repose plus sur une extension de l’image des prophètes appelés et inspirés, mais, au cœur de la foi chrétienne, sur l’incarnation : « les paroles de Dieu, passant par les langues humaines, sont devenues semblables au langage des hommes, de même que jadis le Verbe du Père éternel, ayant pris l’infirmité de notre chair, est devenu semblable aux hommes. » (Dei Verbum 1965 §13). De même que le Christ n’est pas moins divin d’être vraiment homme, la Bible n’est pas moins inspirée d’avoir subi toutes les hésitations et évolutions rédactionnelles des écrits antiques.
Erwan Chauty SJ est professeur au Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris.
[1] Commission biblique pontificale, « Indole e autore del libro di Isaia ».
[2] Erwan Chauty, « On connaît la chanson, on connaît les psaumes… » (interBible.org).
[3] Ioannes Christophorus Doederlein, Esaias ex recensione textus hebraei, Norimbergae et Altdorfi, 21780.
[4] Bernhardt Duhm, Das Buch Jesaia, Vandenhoeck und Ruprecht, Göttingen, 1902.