Le Christ guérit un aveugle. Eustache Le Sueur, c. 1645. Huile sur bois. 49 x 65 cm. Fondation des palais et jardins de Prusse, Berlin-Brandebourg (Wikimedia).
Bis repetita… Comment guérir un deuxième aveugle ?
Erwan Chauty | 29 novembre 2021
Bis repetita placent, dit le dicton latin : les choses répétées deux fois plaisent à leur public. L’évangéliste Marc, qui n’a pas la réputation d’être le plus subtil de ses confrères Matthieu, Luc et Jean, en aurait-il tenu compte ? Il est, en effet, le seul à raconter deux guérisons d’aveugle. Jean n’a qu’un long récit, l’aveugle-né envoyé à Siloé (Jn 9). Luc aussi, l’aveugle de Jéricho (Lc 18,35-43), auquel il ajoute l’affirmation synthétique que Jésus a guéri des aveugles (Lc 7,22). Chez Matthieu, l’inflation est notable : deux longs récits de guérison de deux aveugles à chaque fois (Mt 9,27-31 et 20,29-34), deux guérisons racontées vite (12,22 et 21,14), et l’affirmation générale de la guérison des aveugles (11,5 ; 15,30). Marc semblerait alors le plus sobre, le moins élaboré, celui qui se contente de rapporter fidèlement les faits et gestes de Jésus : un aveugle guéri à Bethsaïda avec de la salive (8,22-26), puis l’aveugle Bartimée à Jéricho (10,46-52).
Or la comparaison de ces deux récits montre tout autre chose : Marc y déploie, à sa manière, un vrai talent littéraire. Le récit du deuxième aveugle guéri n’est pas le calque du premier, mais l’occasion d’une capitalisation sur le premier récit, pour jouer avec les attentes du lecteur. La guérison de Bartimée devient alors l’occasion d’une élaboration symbolique et théologique.
La première fois, en effet, Marc insiste sur l’aspect corporel, presque médical, de la guérison de l’aveugle de Bethsaïda. Jésus le « prend par la main », car il ne peut voir où il va. Il « met de la salive sur les yeux, lui impose les mains ». De manière assez scientifique, il interroge le patient sur le résultat du traitement : « vois-tu quelque chose ? », pour apprendre que la guérison n’est pas complète. Il doit imposer les mains une seconde fois pour que survienne la guérison : « il était guéri et voyait tout distinctement. »
Lisons alors le deuxième récit – celui de Bartimée à Jéricho – en notant comment le lecteur voit déplacée son attente que les choses se déroulent de la même manière. Dès le début, le narrateur précise que Bartimée était aveugle, ce qui programme l’attente d’une guérison par Jésus, au moyen d’une série de gestes. Certes, la guérison interviendra, mais les points développés par le narrateur sont tout autres. Prennent place d’abord non l’épreuve corporelle de la cécité, mais la difficulté sociale de la rencontre : Bartimée est rabroué, il doit appeler plusieurs fois avant que Jésus ne le remarque et que la foule ne cesse de faire obstacle. Puis Jésus, au lieu d’opérer la guérison, pose une question inattendue, comme si la réponse n’allait pas de soi : « S’adressant à lui, Jésus dit : que veux-tu que je fasse pour toi ? » (v. 51). À Bartimée qui parvient à exprimer son désir de recouvrer la vue, Jésus ne répond pas par la guérison médicale, mais par la catégorie théologique du « salut » : « va, ta foi t’a sauvé ». Le narrateur note, sans entrer cette fois-ci dans aucun détail, que Bartimée a retrouvé la vue. Mais là n’est pas la conclusion : « il suivait Jésus sur le chemin », expression consacrée qui, depuis l’appel de Simon et André (« Venez à ma suite » 1,17), désigne la condition des disciples.
Des guérisons d’aveugle, voici bien des épisodes extraordinaires, même pour nous qui vivons dans un monde où l’ophtalmologie a considérablement progressé. Ces récits courent toujours le risque de nous faire rêver d’une religion magique, mais sans lien avec notre quotidien où le surnaturel est invisible. Or le récit de la guérison de Jéricho, en se décentrant de l’aspect médical pour aller au « salut » de Bartimée, raconte ce que tout un chacun peut vivre aujourd’hui, s’il entend l’appel du Seigneur et lui répond dans la foi. Passer de l’immobilité du mendiant à celui qui marche sur le chemin, ne pas se laisser impressionner par ceux qui font obstacle au changement, rencontrer un sauveur qui ne sait pas tout d’avance et nous donne la parole, oser lui formuler ce qui nous habite, devenir disciple…
L’évangéliste Marc n’est donc pas le plus fruste des écrivains! En racontant deux guérisons d’aveugles, en capitalisant sur la première pour raconter la seconde, il parvient à la fois à honorer la réputation extraordinaire de Jésus, en qui se déjoue la malédiction de « ceux qui ont des yeux et ne voient pas », et à orienter notre attention vers des situations ordinaires, que tout croyant, à toute époque, peut traverser.
Erwan Chauty SJ est professeur au Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris.