Beauté orientale. Émile Eisman Semenowsky, 1883. Huile sur panneau (Wikipedia).
Avoir peur… de sa fille
Sébastien Doane | 28 octobre 2019
Le Siracide est le seul livre sapientiel de la Bible à traiter directement de l’éducation d’une fille. Selon la perspective paternelle de Jésus ben Sirach, avoir une fille est une source extrême d’anxiété. Ce père ne dort plus à cause de sa fille. Ces extraits bibliques montrent une curieuse forme de paternité pathologique.
Une fille est pour son père une cause secrète d’insomnie, le souci qu’elle donne éloigne le sommeil : quand elle est jeune, parce qu’elle risque de laisser passer la fleur de l’âge, une fois mariée, parce qu’elle pourrait être détestée, vierge, elle risque d’être déflorée et de devenir enceinte dans la maison de son père ; alors qu’elle est unie à un mari, elle risque d’être infidèle, et dans la maison de son mari, elle risque d’être stérile. Autour d’une fille sans retenue monte une garde renforcée, de peur qu’elle ne fasse de toi la risée de tes ennemis, la fable de la ville et la cause de l’attroupement du peuple et qu’elle ne te couvre de honte à l’assemblée plénière. (Sir 42,9-11)
Ce qui cause l’anxiété du père est la possibilité de devenir la « risée » d’autres hommes et d’être couvert de honte. Le problème réside donc dans la posture masculine que le père doit jouer dans ce système patriarcal. En effet, dans cette culture, un homme pouvait perdre son honneur si ses filles déviaient des comportements socialement acceptables ou s'il ne réussissait pas de les protéger.
Un autre passage montre une vision monstrueuse de la fille dont la sexualité est dépeinte par une image vulgaire.
Autour d’une fille sans retenue, monte une garde renforcée ; qu’elle découvre une occasion, elle en tire profit. Sur son regard impudent, exerce une surveillance, et ne t’étonne point si elle faute à tes dépens. Comme le voyageur assoiffé ouvre la bouche et boit la première eau qu’il trouve, elle s’offre à toutes les étreintes et à toutes les flèches ouvre son carquois. (Sir 26,10-12)
Remarquons que la fille est l’objet du discours de son père. Dans cette description, elle se laisse mener par une soif sexuelle. Sans jugement, elle est prête à avoir une relation sexuelle avec n’importe qui. Elle est grossièrement représentée par un objet utilisé pour parler de ses parties génitales : un carquois qui s’ouvre à toutes les flèches.
Ce portrait monstrueux d’une fille est offert pour justifier une solution : le contrôle extrême de sa fille. Si le texte grec traduit ici parle de monter une garde renforcée et d’exercer une surveillance, les manuscrits hébreux utilisent une mesure radicale : le confinement de celle-ci dans une chambre sans fenêtre qui ne permet aucun accès avec le monde extérieur (42,11 hébreu). De plus, Sirach recommande qu’une fille ne doive pas être éduquée par d’autres femmes (42,12-14 hébreu). Ce dernier élément montre le désir de contrôle de ce père, mais aussi que l’éducation des filles par des femmes pourrait potentiellement ébranler cette logique patriarcale.
La peur du père me semble un retournement paradoxal. De tout temps, la violence sexuelle subie par les filles est un fléau. Ce sont elles qui, habituellement, ont peur de la violence potentielle de pères, maris, ou d’autres hommes. Ce texte de terreur montre comment les dérives d’un modèle social patriarcal génèrent un discours misogyne. Il montre l’importance de lutter contre ce type de masculinité qui recherche le contrôle des femmes, de leur corps et de leur sexualité. Les actes violents contre les femmes dans notre monde trouvent une partie de leur racine dans la peur des femmes générée par ce type de texte. Si l’on croit en l’égalité femmes-hommes, la lecture de ces passages doit être l’occasion d’une prise de conscience pour ne pas reproduire l’idéologie véhiculée.
Sébastien Doane est professeur d’exégèse biblique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval (Québec).