Le foulage du raisin. Détails de la mosaïque romaine dite Le calendrier rustique. Musée d’archéologie nationale, Saint-Germain-en-Laye.
Les vêtements de Dieu tachés de sang
Sébastien Doane | 23 septembre 2019
Les textes prophétiques n’ont ni peur d’utiliser des attributs humains pour parler de Dieu ni peur de lui attribuer colère, vengeance et violence. Ainsi, en Isaïe 63, Dieu montre ses habits tachés du sang des ennemis qu’il a écrasés comme des raisins au pressoir. Un texte approprié pour cette saison des vendanges.
- Qui est donc celui-ci qui vient d’Edom, de Boçra, avec du cramoisi sur ses habits, bombant le torse sous son vêtement, marqué par l’intensité de son énergie ?
- C’est moi qui parle de justice, qui querelle pour sauver.
- Pourquoi y a-t-il du rouge à ton vêtement, pourquoi tes habits sont-ils comme ceux d’un fouleur au pressoir ?
- La cuvée, je l’ai foulée seul, parmi les peuples, personne n’était avec moi ; alors je les ai foulés, dans ma colère, je les ai talonnés, dans ma fureur ; leur jus a giclé sur mes habits et j’ai taché tous mes vêtements. Dans mon cœur, en effet c’était jour de vengeance, l’année de ma rédemption était venue. J’ai regardé : aucune aide ! je me suis désolé : aucun soutien ! Alors mon bras m’a sauvé et ma fureur a été mon soutien. J’ai écrasé les peuples, dans ma colère, je les ai enivrés, dans ma fureur : leur prestige, je l’ai fait tomber à terre ! (Is 63,1-6)
On assiste ici à un dialogue entre Dieu et son prophète. Les vêtements de Dieu tachés de rouge sont l’occasion d’une réflexion théologique surprenante. Le prophète demande si ces taches proviennent d’une activité vinicole de Dieu. Dieu répond que oui, mais que les raisins en question étaient plutôt des gens qu’il a piétinés avec ses pieds. Leur sang a giclé et taché son vêtement.
Si cette image est déjà horrible, elle devient terrifiante quand le récit donne une idée des intentions de Dieu par les émotions qui lui sont attribuées. Le premier verset présente un Dieu qui se bombe le torse avec intensité et énergie. Sa victoire écrasante est la source de la fierté qui se dégage de sa posture. Dans la suite de sa réponse, Dieu parle de sa colère deux fois et de sa fureur trois fois. Ces émotions sont conformes à l’imagerie violente déployée dans le texte. Cette violence n’est pas gratuite. Elle vise Edom (63,1) et les peuples ennemis (63,3.6) qui sont écrasés lors d’un moment qualifié à la fois par la vengeance et la rédemption.
Puisque ce passage est tiré de la dernière partie du livre d’Isaïe, il faut comprendre qu’il commente le retour de l’Exil. Babylone a complètement détruit Jérusalem et le royaume de Juda. Ce texte transmet le désir de vengeance suivant cette catastrophe nationale. Quelques décennies après la destruction de Jérusalem, à son tour, le royaume de Babylone est défait par les Perses. Ce texte d’Isaïe réinterprète la destruction de Babylone comme l’action de Dieu, un Dieu qui venge Israël en écrasant violemment ses ennemis. Isaïe 63,3 souligne que cette destruction est l’œuvre de Dieu qui a agi seul. La rédemption d’Israël ne provient donc pas des Perses, mais de Dieu.
Ce passage a plusieurs liens avec le Psaume 137. Les trois derniers versets de ce psaume transmettent aussi un désir de vengeance contre les ennemis d’Israël après l’Exil. Le Psaume 137 et Isaïe 63 soulignent en particulier le désir de se venger d’Édom, un royaume au sud-est de Jérusalem. Une tradition veut qu’Édom ait contribué à la destruction de Jérusalem par les Babyloniens. Puisque cette participation n’est pas prouvée, il est aussi possible que « Édom » représente les ennemis d'Israël de façon générale.
Pour les lecteurs du 21e siècle, cette vengeance divine est difficile à lire. Pourtant, nous pouvons nous imaginer qu’à l’inverse, au retour de l’Exil, ce texte permettait un certain réconfort après le trauma vécu. Dieu n’a pas abandonné son peuple à la destruction. L’engagement de Dieu en faveur de la justice (63,1) passe par la violence. Il s’engage au point de salir ses propres vêtements.
Sébastien Doane est professeur d’exégèse biblique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval (Québec).