Le Christ et la syrophénicienne. Mattia Preti, c. 1665-70. Huile sur tilleul, 123 x 172 cm. Collection de la Cassa di Risparmio die Calabria e Lucania, Consenza (Pinterest).
Jésus et les étrangers
Hervé Tremblay | 3 février 2020
Comment explique-t-on la réticence de Jésus face aux étrangers? Son attitude ne contraste-t-elle pas avec l’accueil apparemment inconditionnel qu’il réserve aux « brebis perdues de la maison d’Israël »? (Paul)
La question de l’attitude de Jésus face aux étrangers a acquis ces derniers temps une importance accrue. En effet, les sociétés occidentales sont confrontées à un problème de migrations et de mouvements de population qui donne à la question une nouvelle pertinence.
La façon dont la Bible pose la question est liée à l’histoire du peuple d’Israël dont il faut dire quelque chose ici. Comme on sait, l’histoire du peuple de la Bible s’étend sur plusieurs siècles. Cette histoire est divisée en deux périodes majeures. C’est la crise de l’exil à Babylone (587-538 avant notre ère) qui constitue l’élément séparateur entre ces deux périodes.
Avant l’exil, l’Israël monarchique semble avoir été une société plutôt cosmopolite et ouverte, très semblable à celles des peuples voisins. Les textes bibliques laissent entrevoir de nombreux étrangers présents de diverses manières dans la société israélienne préexilique. On pense ici par exemple aux Kérétiens (2 S 15,18 ; 20,7 ; 1 R 1,38.44) et aux les lois sur l’étranger ou l’immigré (Ex 22,20-22.25-26 ; 23,12).
La crise exilique a fait basculer cette situation. Menacé dans son existence même, le peuple d’Israël a connu dans la période postexilique un mouvement de replis et d’exclusion dû à une exigence de se (re)définir. Il ne s’agit pas de juger ce qui est arrivé, il s’agit d’essayer de le comprendre.
Lorsque les exilés eurent la permission de rentrer au pays, celui-ci resta une province de l’immense empire perse. Il fallait tout reconstruire, tout repenser, jeter les bases d’une nouvelle société et, d’une certaine manière, de la religion. Ce fut la naissance du judaïsme. La Torah de Moïse devint le centre de la religion juive, la synagogue son principal lieu de prière et de rassemblement. Le peuple d’Israël se replia de plus en plus sur lui-même et exclut tout élément étranger. La doctrine de l’élection en est l’une des conséquences les plus marquantes. On n’a qu’à lire les livres d’Esdras et de Néhémie pour constater les choix qui ont été faits, non sans résistances, par la communauté postexilique.
C’est dans ce judaïsme, qui a continué à évoluer dans la même ligne, notamment sous la crise maccabéenne quelque 150 ans avant lui et qui fut un choc majeur avec le monde hellénistique, que s’inscrit Jésus de Nazareth. Toutefois, les évangiles montrent que Jésus ne s’est pas vraiment situé dans la continuité du judaïsme de son temps. Certes, tous connaissent le fameux passage de l’évangile de Matthieu dans lequel Jésus affirme de façon choquante à la Cananéenne : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël » (Mt 15,24) et dans lequel il compare les étrangers à des chiens, auquel on doit ajouter Mt 10,6. Le problème, c’est que ces passages ne se trouvent que dans l’évangile de Matthieu et pas dans les parallèles des autres synoptiques (voir Mc 7,24-30 // Mt 15,21-28 et Mc 6,7-11 ; Lc 9,2-5; 10,3-12 // Mt 10,5-15). Les commentateurs pensent donc que leur présence viendrait plus de la communauté matthéenne que de Jésus lui-même, bien que cela ne soit pas exclu. Il est possible que ce soit les autres évangélistes qui aient ôté ces paroles justement à cause de l’évolution de l’Église naissante et de son changement d’attitude envers les étrangers, dont nous reparlerons.
On sait bien que l’évangile de Matthieu est, parmi les quatre, celui qui est le plus sensible à la judaïté de Jésus. Même s’il est difficile d’en être certain, la communauté matthéenne a longtemps été présentée comme formée, sinon en majorité de moins une bonne partie, de Juifs convertis. Si c’est le cas, l’exclusion de l’étranger viendrait plus de la composante juive de la communauté que de Jésus lui-même. Mais comme cette communauté avait intégré un certain nombre d’étrangers, il est difficile d’avoir quelque certitude que ce soit à ce propos.
Dans les autres textes de l’évangile où il est question des étrangers, on voit un Jésus plutôt favorable et franchement ouvert. On n’a qu’à penser aux bienfaits accordés par Jésus aux gens de la Décapole (Mc 5,1-20) ou au centurion romain (Mt 8,5-13 // Lc 7,1-10). À la fin de cet épisode, dans l’évangile de Matthieu même, Jésus déclare : « Beaucoup viendront du levant et du couchant prendre place au festin avec Abraham Isaac et Jacob dans le royaume des cieux. » (Mt 8,11) Quant à la Cananéenne de Mt 15,21-25, faut-il le rappeler, Jésus lui accorde quand même la guérison de sa fille, après lui avoir dit ce que l’on sait au sujet des « brebis perdues de la maison d’Israël ».
Le problème que nous avons donc est de savoir jusqu’à quel point on peut se fier historiquement aux textes évangéliques. En effet, la question est bien plutôt, semble-t-il, la relation de l’Église naissante avec les étrangers que la relation de Jésus comme tel avec les étrangers.
En effet, les Actes des apôtres montrent la même problématique. Pierre et les autres apôtres n’ont d’abord prêché l’évangile qu’aux Juifs. C’est Paul, dans ses voyages, qui a été amené à prêcher l’évangile aux non-juifs. Cette ouverture aux non-juifs a causé la première crise sérieuse de l’Église primitive, qui a mené à l’assemblée de Jérusalem (Ac 15), traditionnellement le premier concile de l’histoire.
Comme les évangiles ont été écrits bien après les événements racontés dans les Actes des apôtres, on peut se demander si leur écriture n’a pas été influencée par eux. En effet, depuis longtemps les spécialistes ont remarqué combien les mouvements juifs opposés, semble-t-il, à Jésus sont fustigés par les évangélistes, alors que les autorités romains sont épargnées ou justifiées… De récents développements dans le monde exégétique et historique ont bien montré que les pharisiens n’avaient pas grand-chose à voir historiquement avec la façon très péjorative dont les évangiles les décrivent.
La question se résume donc à celle-ci. L’ouverture aux étrangers peut bien venir de Jésus lui-même, mais c’est difficile d’en être certain. Il est plus probable que cette attitude soit le résultat de réflexions difficiles de l’Église primitive. La réponse la plus satisfaisante (mais est-elle la plus véridique?) serait que Jésus et les premières communautés aient manifesté de l’ouverture et de l’acceptation des étrangers. Si on connaît bien ce qui s’est passé dans l’histoire, à savoir l’intégration hâtive des étrangers dans les premières communautés chrétiennes, il est plus difficile d’en connaître l’origine plus précisément. À la limite, il est possible d’imaginer Jésus hésitant, voire contraire, à l’inclusion des étrangers dans son mouvement, mais une communauté plus ouverte.
Ici s’arrête ce que le Nouveau Testament peut dire sur cette question. Cependant, ce qu’elle dit peut s’appliquer facilement et tout naturellement à ce que vivent nos sociétés. Si l’Église naissante a su accepter les étrangers et les intégrer en son sein, il serait normal que les Églises de notre siècle adoptent une attitude semblable.
Membre de l’Ordre des Frères prêcheurs (Dominicains), Hervé Tremblay est professeur d’Ancien Testament au Collège universitaire dominicain d’Ottawa.