La création des astres et des étoiles. Michelangelo Buonarroti dit Michel Ange (1475-1564). Détail d'une fresque de la chapelle Sixtine. Musée du Vatican.
La « transcendance » de Dieu dans la Bible
Hervé Tremblay | 22 octobre 2018
Est-ce que la transcendance divine veut dire simplement que Dieu est bien au-dessus de nous et de ce que nous sommes, et même infiniment au-dessus? Comment comprendre cette transcendance divine et la révélation du Christ? (Danielle)
La transcendance est un concept théologique qui se réfère à la perception de Dieu par les humains. Du strict point de vue biblique, il est important de noter dès le début qu’aucun texte biblique ne dit de Dieu qu’il est « transcendant ». Il s’agit donc d’une idée qui a été développée par la réflexion théologique à partir des textes bibliques.
Une question de perception
La transcendance de Dieu est son rapport avec l’humain, une perception que l’humain a de Dieu et, du coup, de lui-même. Selon la façon dont on perçoit ce rapport, on insistera soit sur Dieu soit sur l’humain. Autrement dit, on insiste sur une similitude ou une différence entre Dieu et les humains.
Si on considère que Dieu est proche de l’humain, voire semblable à lui, on dira qu’il est « immanent ». Si on considère Dieu loin de l’humain ou encore complètement différent de lui, on dira qu’il est « transcendant ». Selon que l’on considère Dieu transcendant ou immanent, l’humain sera considéré, de façon inversement proportionnelle, petit ou grand. Habituellement, plus Dieu est grand, plus l’humain et petit, et vice versa.
Histoire de Dieu
Je propose d’examiner de plus près la transcendance à partir d’un regard historique, c’est-à-dire en examinant l’évolution religieuse du Dieu de la Bible. En voici les grandes étapes.
La religion des anciens était le polythéisme, c’est-à-dire qu’on croyait en de nombreuses divinités. Ce qu’il importe de souligner pour notre propos, c’est qu’il faut se garder d’imaginer ces divinités comme notre Dieu unique multiplié plusieurs fois, ce qui serait notre tendance naturelle. Non, les divinités des anciens étaient le plus souvent des personnifications des forces de la nature (tempête, vent, pluie) ou des grandes réalités de la société (paix, guerre, sagesse, agriculture). Ces dieux n’étaient donc pas très « grands » et pas très « personnels ». De plus, ils n’étaient pas nécessairement considérés comme bons ou aimants ou bienfaisants. Dans plusieurs mythologies anciennes, en effet, il ressort que les dieux n’aiment pas beaucoup les humains. Il y a même entre eux une guerre éternelle qui a nourri la mythographie ancienne. Mais les dieux et les humains ont besoin les uns des autres : les dieux ont besoin des sacrifices et des prières des humains; les humains ont besoin des bienfaits des dieux. Il faut se rappeler que les humains vivaient dans une société préscientifique où la vie était une lutte pour la survie. Dans ce cadre, il est important de souligner que les dieux ne sont pas grands, ni des modèles de vertus. Ils ne sont pas intéressants mais on est bien obligé de s’occuper d’eux. Les différents dieux interagissent les uns avec les autres (voire les unes contre les autres), ce qui fait ressortir leur aspect incompréhensible, voire capricieux. Les dieux du polythéisme ne sont donc pas « transcendants », loin de là! En fait, ils sont très « humains » de sorte qu’on pourrait affirmer que les divinités anciennes ne seraient que des humains puissants et immortels.
Le peuple d’Israël a sans doute d’abord été polythéiste à son origine. Toutefois, les documents bibliques nous le montre d’abord dans une monolâtrie. En effet, quand on lit les textes les plus anciens de la Bible, on se rend bien compte que le Dieu national (YHWH) est un dieu parmi d’autres. Le peuple d’Israël n’adore que lui et reçoit de lui son identité nationale, mais jamais il ne met en doute l’existence des autres dieux tout autour d’Israël. Tout simplement, on ne leur voue pas de culte. Il suffit de lire les pages sur la lutte entre Baal et YHWH (1 et 2 Rois ou Osée, par exemple) pour se rendre compte que Baal a été une sérieuse menace à la survie même du culte de YHWH. Dans ces textes, jamais on ne dit que Baal n’existe pas. Le Dieu de la monolâtrie israélite n’est donc pas très « transcendant » non plus, bien qu’il soit déjà plus que les divinités du système polythéiste. En effet, à mesure que la révélation progresse, son identité et sa personnalité ressortent (le Dieu judéo-chrétien ou le Dieu de la Bible) et, du coup, sa différence d’avec les humains. C’est de la perception croissante de la différence de Dieu d’avec les humains que semble naître sa transcendance.
Le peuple d’Israël est arrivé au monothéisme autour de l’époque exilique (540 avant notre ère). Le livre du Deutéro-Isaïe est le premier qui affirme clairement qu’il n’y a qu’un seul Dieu et que les autres n’existent pas. Il a été préparé par le Deutéronome qui est presque déjà monothéiste. C’est le terreau de la transcendance de Dieu. En effet, c’est uniquement à partir du moment où on ne croit qu’en un seul Dieu, créateur de tout l’univers et souverain de toute la terre, que sa transcendance absolue peut être posée.
La façon de percevoir Dieu doit donc se comprendre dans ce contexte évolutif. Il est facile de saisir que les divers dieux du système polythéiste ne sont jamais « transcendants »; ils sibt souvent de simples reflets des humains qui leur rendent un culte. À l’autre bout, le Dieu unique du monothéisme ne peut qu’être perçu comme complètement supérieur et différent des humains. Le Dieu unique est donc transcendant. On aurait donc voulu montrer de plus en plus comment Dieu n’était pas comme les humains, comment il était différent. Il est possible que la compétition avec les systèmes polythéistes des pays voisins ait joué aussi un rôle prépondérant dans ce processus.
Les textes bibliques
Le problème majeur de notre Bible, surtout de l’Ancien Testament, c’est qu’il contient sans ordre des textes d’époques différentes et de sensibilités religieuses différentes. Il faut donc savoir conjuguer l’évolution religieuse dont nous avons parlé (de la monolâtrie au monothéisme) avec la perception des humains et leurs développements théologiques et spirituels. Chaque présentation a des avantages et des désavantages. Expliquons cela par le plus facile.
Le Dieu unique du monothéisme peut être compris et présenté comme complètement différent, absolument supérieur et loin des humains. C’est le Dieu transcendant surtout développé par des écoles comme le Code sacerdotal du Pentateuque ou des prophètes comme Ézékiel (qui était un prêtre). L’avantage que l’on veut souligner, c’est que Dieu est différent, complètement autre. Ceux qui insistent sur la transcendance de Dieu veulent souvent « sauver » Dieu de tout ce qui pourrait sembler l’abaisser ou le rendre moins digne, sous-entendu de tout ce qui est trop humain. Le désavantage, évidemment, c’est de rendre Dieu loin des humains et de leurs préoccupations. Quand les textes bibliques parlent de Dieu comme d’un humain (les anthropomorphismes), ce ne sont que des figures de style qui ne correspondent à rien dans la réalité de Dieu.
Le Dieu unique du monothéisme peut aussi être compris et présenté comme proche des humains et sensible à leurs vies. C’est le Dieu immanent de la tradition yahviste du Pentateuque. L’avantage, c’est que Dieu est proche des gens et intéressé à eux et à leur vie. Le désavantage possible, c’est qu’il n’est plus « Dieu » et devient presque un humain parmi les humains, donc moins susceptible d’être prié ou adoré.
Dans la Bible, le meilleur exemple vient des premières pages de la Bible au sujet de la création. Le Dieu de Gn 1 (un texte de l’école sacerdotale) est complètement transcendant. Il crée par sa parole seule et met de l’ordre dans le chaos primordial selon une gradation. Quant au Dieu de Gn 2 (de l’école yahviste), il est immanent. Il est présenté comme un potier, comme un jardinier, comme un ouvrier qui ne craint pas de reprendre une œuvre imparfaite, etc.
On avait donc dans l’Israël ancien, des personnes qui préféraient considérer et présenter Dieu comme absolument transcendant ou loin, tandis que d’autres préféraient le considérer et le présenter comme absolument immanent et proche. Quand on y regarde bien, on voit que cette attitude correspond, grosso modo, a des types de croyants de tous les temps. Ceux qui croient en un Dieu transcendant sont souvent des gens plutôt conservateurs, issus des classes aisées, bien éduqués, moralement rigides, peu sensibles aux questions sociales, aimant les liturgies solennelles, etc. Et ceux qui croient en un Dieu immanent sont souvent des gens plutôt libéraux, issus des classes plus pauvres, moins éduqués, moralement relaxes, extrêmement sensibles aux grandes questions sociales, qui préfèrent des liturgies simples et peu élaborées, etc.
Dans le fond, cette différente présentation dépend de la façon de concevoir et d’apprécier l’humain.
- Les personnes qui insistent sur la transcendance de Dieu ont tendance à ne pas avoir une haute appréciation de l’humain. Pour eux, Dieu est grand parce que l’humain est petit et faible, voire méprisable.
- Les personnes qui insistent sur l’immanence de Dieu ont tendance à avoir une haute idée des humains. Pour eux, Dieu est immanent parce que l’humain est grand et important.
- Il est possible, bien que ce soit plus rare, d’avoir des textes où Dieu est absolument transcendant mais où l’humain n’est ni diminué ni rabaissé. On pense à Gn 1 (dans lequel l’humain est « image » du Dieu transcendant) ou au Psaume 8. C’est peut-être le système idéal, mais il est plus difficile au niveau conceptuel parce que les deux membres peuvent être considérés comme contradictoires.
- La possibilité restante (Dieu petit et humain petit) ne semble pas avoir été considérée et développée.
Transcendance et sainteté
La transcendance de Dieu dans le Bible est-elle sa sainteté? On peut le penser, mais il semble y avoir une nuance. Certes, la sainteté de Dieu est son attribut le plus personnel, ce qui le distingue de toutes les créatures, ce qui le met à part, ce qui le place au-dessus de tout. La sainteté insisterait donc sur la séparation tandis que la transcendance insisterait sur la supériorité absolue. Bien évidemment, on peut penser que la transcendance de Dieu découle de sa sainteté, mais l’école yahviste, par exemple, n’a pas cru que l’immanence de Dieu menaçait de quelque manière sa sainteté. On peut même dire que, pour cette école, la sainteté de Dieu se manifestait dans sa proximité et son action pour les humains.
« Penses-tu que je suis comme toi? » (Ps 49,21). Derrière la transcendance de Dieu, c’est donc tout autant la façon de concevoir et d’apprécier l’humain qui est en jeu. Dieu et l’humain sont-ils différents ou semblables? Le sont-ils « complètement » ou « partiellement »? Si oui, comment et dans quelle mesure?
De ce rapide survol, on voit que la transcendance de Dieu est l’un des multiples aspects développés par les textes bibliques sur le mystère de Dieu. La transcendance ne devrait donc pas être indûment isolée ou surévaluée mais être considérée dans l’ensemble de la présentation biblique de Dieu.
Il faut ajouter, en conclusion, que la transcendance de Dieu a surtout été développée par les théologiens. La rencontre entre le monde sémitique originel et le monde grec dès les premiers siècles de la mission chrétienne a joué un grand rôle qui a été mis en lumière il y a fort longtemps et qu’il ne faut pas minimiser. Mais il reste que les données de base que nous avons abordées ici restent les mêmes.
Membre de l’Ordre des Frères prêcheurs (Dominicains), Hervé Tremblay est professeur d’Ancien Testament au Collège universitaire dominicain d’Ottawa.