Le jugement dernier. Michelangelo, fresque de la chapelle Sixtine, Vatican.
Le fils de l’homme : un titre revendiqué par Jésus ?
André Myre | 8 avril 2011
La question de l’identité du fils de l’homme dans les évangiles pose l’un des plus gros problèmes d’interprétation de tout le Nouveau Testament. En l’abordant, il y a deux choses qu’il faut noter.
La première est que, dans les évangiles, contrairement à tous les autres titres le concernant, Jésus est le seul à utiliser l’expression. Le seul auteur du Nouveau Testament qui ose la reprendre à son compte est Luc, en Actes 7,56, qui la fait prononcer par Étienne juste avant sa mort. Partout ailleurs, elle est mise dans la bouche de Jésus. Alors que ce dernier manifeste la plus grande réticence à se situer par rapport aux mots messie, fils de Dieu, roi ou seigneur, il mentionne fréquemment le fils de l’homme. Pourtant, alors que les évangélistes n’hésitent pas à employer ces mêmes titres, ils se refusent à s’accorder la même liberté vis-à-vis du fils de l’homme. Toute explication du sens de cette expression qui ne rend pas compte de ce fait est sujette à caution.
La seconde chose à noter est l’existence d’un type de paroles dans lesquelles une distinction très claire est faite entre Jésus et fils de l’homme. À preuve les deux exemples suivants :
Quiconque se déclarera pour moi devant les humains, le fils de l’homme aussi se déclarera pour lui devant les messagers de Dieu. (Lc 12,8)
Mais si quelqu’un a honte de moi et de mes paroles face à cette génération déboussolée et égarée, le fils de l’homme aussi aura honte de lui, lors de sa venue avec les saints messagers dans l’éclat de son Parent. (Mc 8,38)
Il faut ici noter que ce genre de distinction ne survient qu’à propos du titre de fils de l’homme. Or, jamais l’Église primitive n’aurait d’elle-même formulé un tel contraste. C’est tellement vrai qu’elle a eu peine à conserver cette distinction, à preuve le sort que Matthieu a fait subir à cette expression dans le passage suivant :
Quiconque se déclarera pour moi face aux humains, moi aussi je me déclarerai pour lui face à mon Parent des cieux. Et qui me reniera face aux humains, moi aussi je le renierai face à mon Parent des cieux. (Mt 10,32-33)
Matthieu connaissait la distinction car il avait sous les yeux les traditions rapportées par Marc 8,38 et Lc 12,8 citées plus haut. Mais il a jugé bon de l’éliminer au profit du « je » de Jésus.
Le sens de l’expression
La solution au problème du fils de l’homme dépend de la prise en compte des deux observations qui précèdent, mais aussi de la réalité suivante. En Galilée, au temps de Jésus, fils de l’homme était une expression connue. Il s’agissait d’un développement à partir du mystérieux personnage que le livre de Daniel présente comme « un fils d’homme » (7,13), quelqu’un qui ressemble à un être humain.
À l’époque de Jésus, il avait reçu une fonction précise, soit d’être celui qui serait chargé d’exercer le jugement à la fin des temps. Il se faisait alors un transfert de plusieurs fonctions de Dieu vers des figures qui en étaient les personnifications : le Satan, chargé de vérifier l’authenticité des humains; le Souffle, représentant l’ensemble des pouvoirs d’action de Dieu dans l’histoire; la Sagesse, mise en œuvre du plan créateur de Dieu; la Parole, capacité de communication de Dieu avec les humains, etc.
Tout cela était le fruit d’une entreprise visant à préserver le mystère de Dieu, en évitant de le faire intervenir directement dans les affaires du cosmos. On peut donc dire que fils de l’homme est une sorte de code pour désigner l’activité de Dieu venant juger les humains à la fin des temps. La présentation la plus spectaculaire est évidemment celle de Mt 25,31-46, scène au cours de laquelle le mystérieux personnage entreprend de juger l’ensemble des nations.
L’utilisation de l’expression par Jésus et l’Église
À partir des trois observations qui précèdent, la question du fils de l’homme trouve un certain éclairage. Si les textes réservent l’expression à Jésus, c’est qu’il s’agissait pour lui d’un langage caractéristique. C’était, pour ainsi dire, son bien propre. Le Nouveau Testament adopte la même attitude en ne mentionnant aucune entreprise missionnaire des premiers chrétiens en Galilée, qui avait été le territoire d’activité de Jésus. Il en va de même de l’expression Régime (Règne) de Dieu, que les premiers chrétiens utilisent très peu après lui. Il y avait des réalités qui étaient proprement les siennes, et qu’on avait tendance à lui laisser. Fils de l’homme en faisait éminemment partie.
Que voulait-il dire par là? Pourquoi la distinction? C’est qu’en vérité il ne parlait pas de lui-même quand il utilisait l’expression fils de l’homme. Il parlait du juge à venir. Il en référait au futur jugement de Dieu. Quand il faisait face à des refus répétés, quand le mur d’incompréhension s’élevait, impossible à faire tomber, l’expression fils de l’homme était son dernier mot. Il quittait les autres là-dessus. Il leur donnait rendez-vous au jugement. On allait bien voir alors de quel côté le fils de l’homme se retrouverait. Sa conviction était que le fils de l’homme prendrait parti pour lui et les siens, contre ses adversaires.
Assez vite après sa mort, à la suite de la naissance de la foi, les chrétiens se sont rendus compte que le sens même de la résurrection indiquait le jugement positif de Dieu sur l’événement Jésus. Il était évident pour eux qu’il ne se présenterait pas un autre personnage que Jésus, au jugement, pour se prononcer en sa faveur, mais que c’est lui-même qui agirait comme fils de l’homme pour exprimer le jugement de Dieu. À partir de cette réflexion, tout en préservant les traditions dans lesquelles s’exprimait la distinction typique de Jésus entre lui-même et le personnage chargé d’exercer le jugement, les premiers chrétiens n’ont pas hésité à former plusieurs paroles dans lesquelles ils l’identifiaient au fils de l’homme : lui qui devrait monter à Jérusalem pour y souffrir et mourir, lui qui n’avait pas d’endroit où reposer la tête, etc. Le travail a été intense. Mais on a toujours pris grand soin de toujours mettre l’expression fils de l’homme dans la seule bouche de Jésus. C’était une façon de parler qui le caractérisait et qu’on a voulu respecter.
On ne peut trop souligner l’importance de cette expression pour comprendre la mentalité du Nazaréen.
André Myre est bibliste et auteur. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal.