Une des inscriptions araméennes portant le nom de Tobiya (photo © Éric Bellavance)
Tobiya l’Ammonite selon les textes
Éric Bellavance | 10 février 2020
Dans la première partie de cet article, nous avons suggéré qu’une portion importante des deux missions de Néhémie aurait été consacrée à isoler Tobiya l’Ammonite et à neutraliser son influence. L’objectif aurait été d’éviter, selon notre hypothèse, la formation d’une éventuelle – et hypothétique, faut-il le souligner – coalition contre l’Empire perse autour d’un personnage influent, comme Tobiya.
Or, l’arrivée de Néhémie ne semble pas avoir été bien accueillie par tout le monde dans la région. Avant même que Néhémie n’arrive à Jérusalem, deux de ses futurs ennemis se déclarent préoccupés par le fait que « quelqu’un arrivait pour s’occuper du bien-être des Israélites. » (Ne 2,10) Le nom des soi-disant ennemis est donné : il s’agit de Sanballat le Horonite et de Tobiya l’Ammonite, à qui s’ajoutera éventuellement Guéshem l’Arabe. Sanballat était à la tête des « troupes de Samarie » (Ne 3,13) et possiblement gouverneur de Samarie, même s’il n’est pas explicitement qualifié de ce titre dans le livre de Néhémie.
Sanballat et Tobiya appréhendent la venue de Néhémie, même si au départ personne ne sait vraiment pourquoi Néhémie a été envoyé par les Perses. Ils ne savent pas encore que Néhémie vient pour reconstruire les murs et les portes de Jérusalem. Ce n’est qu’après avoir inspecté les murs en secret, la nuit, que Néhémie informe la population de ses intentions. Pour convaincre les Judéens, Néhémie leur dit que Dieu et le Grand Roi sont en faveur de cette décision (Ne 2,18). Quand les ennemis de Néhémie apprennent qu’il planifiait de reconstruire les murs de Jérusalem, ils ne semblent pas le prendre au sérieux.
Après le chapitre 3, dans lequel la reconstruction des murs est décrite et le nom de ceux qui y ont contribué est donné, les ennemis de Néhémie sont une fois de plus mentionnés au début du chapitre 4. Les ennemis de Néhémie, dont « Sanballat et Tobiya, les Arabes, les Ammonites et les Asdodiens », auraient été très en colère quand ils ont été informés que la réparation des murs avait commencé. Selon le texte biblique, ils auraient comploté pour attaquer Jérusalem et lui causer du dommage (Ne 4,2). Mais ils ne mettent finalement pas leurs menaces à exécution, si bien que la reconstruction peut se poursuivre.
L’influence des ennemis de Néhémie à Jérusalem
La seconde moitié du chapitre 6 est très importante parce qu’elle donne aux lecteurs des indices quant à la raison pour laquelle Néhémie a été envoyé à Jérusalem par les Perses. La reconstruction des murs était la raison officielle. Mais Néhémie avait une autre tâche, tout aussi importante : couper l’influence de Sanballat mais aussi et surtout de Tobiya. Jusqu’à présent, rien n’avait été dit sur les partisans des ennemis de Néhémie en Judée et à Jérusalem en particulier. Les ennemis de Néhémie – Tobiya en particulier – avaient des partisans et des gens prêts à les aider à Jérusalem. Il semble même que les prophètes et les nobles n’étaient pas du côté de Néhémie. En effet, certains prophètes n’auraient pas hésité à aider Sanballat et Tobiya afin de tromper Néhémie. À titre d’exemple, un homme nommé Shemaiah demande à Néhémie de le rencontrer dans le temple, soi-disant pour le protéger de certaines personnes qui venaient pour le tuer. Mais Néhémie ne se laisse pas prendre… Selon le témoignage du gouverneur, il a su percevoir que sa prophétie n’avait pas été inspirée par Dieu. Il aurait plutôt été embauché par Tobiya et Sanballat pour l’intimider et le faire entrer dans le temple. N’étant pas membre du clergé, Néhémie n’était pas autorisé à entrer dans le sanctuaire. En y entrant, Néhémie aurait, selon lui, salit sa réputation (Ne 6,10-13) ou pire : il aurait pu être mis à mort [1].
Tobiya semble même avoir eu plus d’influence que Néhémie à Jérusalem. Dans les versets 17 et 18 du chapitre 6, Néhémie décrit la relation qui unit les nobles et Tobiya et la correspondance qu’ils avaient « en ces jours », c’est-à-dire lorsqu’il travaillait à la reconstruction des murs de Jérusalem. Néhémie mentionne que peu de temps après son arrivée, les nobles de Juda envoyaient de nombreuses lettres à Tobiya et qu’ils recevaient des lettres de sa part (Ne 6,17). Les nobles gardaient Tobiya informé, et celui-ci leur donnait, selon toute vraisemblance, des instructions. Cela démontre toute l’importance qu’avait cet individu en Judée et à Jérusalem en particulier, malgré la présence du nouveau gouverneur Néhémie. Bref, les nobles de Judée soutenaient Tobiya et non le nouveau gouverneur envoyé par les Perses. Ce que Néhémie admet lui-même. Par ailleurs, Néhémie ne parle pas de quelques nobles seulement, mais « des nobles de Juda ».
Tobiya semble avoir été apprécié puisque les nobles de Judée informent personnellement Néhémie de ses bonnes actions. Ils lui rapportent également les paroles (instructions et discours) de Néhémie (Ne 6,19). Tobiya envoie également des lettres directement à Néhémie pour, selon le gouverneur, lui faire peur. Malheureusement, la teneur de ces lettres est inconnue. Il semble néanmoins évident que les deux hommes ne s’apprécient guère. C’est toutefois Néhémie qui, grâce au support du roi perse, réussira à s’imposer. En effet, malgré l’opposition de ses ennemis, le gouverneur réussit à accomplir sa mission principale, soit la reconstruction des murs de la citadelle et la remise en ordre des portes, permettant ainsi de diminuer l’influence extérieure. La stratégie semble avoir fonctionné. En effet, durant le reste de son premier mandat, qui aurait duré 12 ans en tout, aucune information supplémentaire n’est donnée sur Tobiya et ses partisans ni sur les autres ennemis de Néhémie. En fait, il ne sera plus question de Sanballat ni de Guéshem par la suite. Par contre, Tobiya reprendra son influence à la fin du premier mandat de Néhémie. Qui devra revenir à nouveau…
La deuxième mission de Néhémie
Le chapitre 13 se concentre principalement sur une autre confrontation entre Néhémie et Tobiya, mais pour des raisons différentes cette fois. Il est question, pour la première fois dans le livre de Néhémie, de la nécessité d’exclure des non-Israélites de la communauté d’Israël. Fait intéressant, seulement les Ammonites et les Moabites sont mentionnés (Ne 13,1-3). Il est donc possible que Néhémie cible particulièrement des hommes comme Tobiya puisqu’immédiatement après cette décision d’exclure les Moabites et les Ammonites, il y a une description des activités de Tobiya à Jérusalem pendant l’absence de Néhémie et la réaction de Néhémie à celles-ci (Ne 13,4-9).
Il semble que Tobiya ait profité de l’absence de Néhémie pour reprendre l’influence qu’il avait vraisemblablement perdue – en partie du moins – à la suite de l’intervention de Néhémie lors de son premier mandat de 12 ans. Selon Ne 13,4, le prêtre Éliashib, que l’on dit être responsable des chambres dans le temple de Jérusalem, était proche de Tobiya. Il est impossible de savoir s’ils étaient parents ou uniquement proches, sans liens de parenté [2]. Quoi qu’il en soit, même s’il ne peut être prouvé qu’ils avaient des liens familiaux, ils avaient de toute évidence une relation étroite. Cet Éliashib, simplement appelé « le prêtre » ici, pourrait très bien être le grand prêtre du même nom qui est mentionné au chapitre 3. Un simple prêtre n’aurait vraisemblablement pas eu le pouvoir nécessaire pour laisser entrer un laïc à l’intérieur du temple et de lui préparer une chambre [3].
Les raisons qui ont incité Éliashib à préparer une grande chambre à l’intérieur même du temple de Jérusalem pour Tobiya, qui n’était pas prêtre, ni membre du clergé, ne sont pas clairement énoncées dans le texte [4]. Il semble néanmoins que la décision d’Éliashib n’ait pas plu à certains membres du personnel cultuel (Ne 13,10). L’administration impériale perse a donc décidé d’intervenir en envoyant Néhémie une fois de plus. Peu importe quels étaient les motifs officiels, il est incontestable que l’épisode impliquant Tobiya et Éliashib est l’une des raisons principales pour laquelle Néhémie est revenu en Judée une seconde fois. Néhémie soutient qu’il n’a vu le problème qu’à son arrivée, mais cela est peu probable. Il est plus probable que lui et le Grand Roi en avaient déjà été informés. Les partisans de Néhémie à Jérusalem (incluant son frère) avaient vraisemblablement informé l’administration perse de ce qui se passait dans la ville. Nous avons toutes les raisons de croire que Néhémie a été renvoyé par le roi, ou a demandé au roi d’être envoyé à nouveau, pour s’occuper de la situation problématique causée par Éliashib et Tobiya et d’agir pour réduire l’influence de l’Ammonite une fois pour toute. Selon le texte biblique, Néhémie aurait réglé le problème assez rapidement : à peine revenu à Jérusalem, Néhémie ordonne que l’on vide la pièce des objets appartenant à Tobiya et que celle-ci soit ensuite purifiée (Ne 13,8-9).
Mais Néhémie ne revient pas uniquement pour s’occuper, une fois de plus, de Tobiya, mais aussi pour empêcher les gens de travailler et de vendre des biens le jour du sabbat, et surtout pour interdire les mariages mixtes. Néhémie se plaint que des Juifs ont épousé des femmes d’Ashdod, d’Ammon et de Moab et que certains de leurs enfants ne peuvent désormais plus parler la langue de Juda. La réaction de Néhémie est pour le moins drastique :
Je leur ai adressé des reproches et les ai menacés de malédictions. J’ai frappé quelques-uns de ces hommes, leur ai arraché des cheveux et leur ai fait prêter serment au nom de Dieu en disant : « Vous ne donnerez pas vos filles en mariage à leurs fils et vous ne prendrez leurs filles comme épouses ni pour vos fils ni pour vous. » (Ne 13,25)
Cette interdiction qui avait d’abord été imposée par Esdras quelques années plus tôt, n’avait vraisemblablement pas été suivie par tous les Israélites. Même si cette mesure n’est pas uniquement dirigée contre les Tobiades, ils étaient vraisemblablement visés par cette réitération de l’interdiction des mariages mixtes. La position de Knoppers à ce sujet est très intéressante. Il note que si certaines familles, contrairement à Néhémie,
considéraient Tobiya et sa famille comme étant des Israélites, peu importe les origines précises de leurs ancêtres, ils n’auraient vu aucun problème à organiser des mariages entre les membres de leurs familles. Bien au contraire. Ces mariages permettaient de renforcer les liens entre différentes tribus. Ils auraient pu voir ces mariages comme étant des actes de piétés et non d’impiété, une tentative de construire un sentiment de solidarité pan-israélite en dépit des affiliations tribales de chaque communauté [5].
En somme, comme l’a souligné Knoppers, ceux qui étaient en accord avec le plan de Néhémie pour reconstruire les murs et la citadelle n’étaient peut-être pas en faveur de ses autres projets, comme celui d’interdire les mariages mixtes.
Conclusion
Nous avons vu que le rôle et l’influence de Tobiya à Jérusalem ont été deux des principales raisons pour lesquelles Néhémie a été envoyé et éventuellement envoyé à nouveau à Jérusalem. Tobiya l’Ammonite était de toute évidence une grande préoccupation pour Néhémie, et donc pour l’administration impériale perse. Les Perses ont été forcés d’agir pour plusieurs raisons. Tout d’abord, Tobiya était un non-Judéen qui avait, semble-t-il, une certaine autorité dans la province d’Ammon et qui avait de l’influence dans la province de Yehud. Ensuite, sa famille possédait une forteresse naturelle et lui-même avait une relation étroite avec les Israélites du Nord et les Arabes. Or, si tout Israël, l’Arabie et la province d’Ammon s’étaient unis, ils auraient représenté un assez vaste territoire, voisin de l’Égypte par surcroît. Et le souvenir de la révolte égyptienne (464-454) était encore bien présent à l’esprit des Perses. À notre avis, il était préférable pour l’Empire d’appliquer le dicton « Diviser pour régner ». En d’autres termes, il était préférable pour les Perses de favoriser la division dans la région plutôt que l’unité soutenue par les mariages mixtes que Néhémie tentera de faire abolir.
Éric Bellavance est historien et bibliste. Il est chargé de cours aux universités de Montréal, McGill et Concordia.
[1] Voir Nb 18,7.
[2]
L’expression hébraïque qarov letoviyyah a été traduit de différentes manières : « proche parent de Toviya » (TOB); « Lié à Tobiyya » (BJ) « un proche de Tobija » (NBS); « being allied unto Tobiah » (ASV); « who was related to Tobiah » (NRSV), etc.
[3]
C’est aussi l’avis de Grabbe (L.L. Grabbe, Ezra-Nehemiah, Londres, New York, Routledge, 1998, pp. 62-63).
[4]
Fait à noter, Éliashib a agit ainsi uniquement après que Néhémie eut quitté Jérusalem pour retourner à Suse, dans la 32e année d’Artaxerxès.
[5] Gary N. Knoppers, « Nehemiah and Sanballat: The Enemy Without or Within? », dans Oded Lipshits, Gary Knoppers et Rainer Albertz (dir.), Judah and the Judeans in the Fourth Century, Winona Lake, Eisenbrauns, 2007, p. 324.