Des pèlerins à Béthanie (photos © Éric Bellavance)
Béthanie au-delà du Jourdain : lieu du baptême de Jésus?
Éric Bellavance | 14 octobre 2019
Le Comité du patrimoine mondial de l’UNESCO a décidé, le 3 juillet 2015, d’ajouter « Béthanie au-delà du Jourdain » à sa liste de sites inscrits au patrimoine mondial puisqu’il s’agirait de l’endroit où Jésus de Nazareth a été baptisé par Jean le Baptiste [1].
Plusieurs considèrent ce site comme authentique en raison des nombreux vestiges archéologiques qui y ont été découverts depuis une vingtaine d’années – les fouilles ont débuté en 1996 [2]. On y a retrouvé des églises, des monastères et des piscines baptismales datant, pour la plupart, de l’époque byzantine. Ces constructions ont toutefois été abandonnées après la conquête musulmane au milieu du 7e siècle, avant d’être fortement endommagés, comme bien d’autres vestiges de la région, par un tremblement de terre en 749 ap. J.-C. C’est sans doute pour ces raisons que le site a sombré dans l’oubli pendant plusieurs siècles, jusqu’à ce que l’on s’y intéresse à nouveau dans les années 1990, après qu’Israël et la Jordanie eurent signé un traité de paix en 1994.
Mais s’agit-il vraiment de l’endroit exact où Jésus fut baptisé? Nous verrons qu’il est difficile de répondre à cette question avec certitude. Par contre, il est clair que, depuis au moins le 5e siècle ap. J.-C., ce site était reconnu comme étant le lieu du baptême de Jésus. En effet, à partir de l’époque byzantine, des gens y venaient pour visiter l’endroit où Jésus avait été baptisé ou pour se faire baptiser eux-mêmes, comme bon nombre de gens le font encore aujourd’hui.
Chose certaine, dans le dépliant que la « Commission du site du baptême » distribue aux touristes sur le site d’Al-Maghtas, en Jordanie, le texte ne laisse aucun doute : « L’authenticité du site est absolue, comme le prouvent les témoignages des Évangiles, des pèlerins et des voyageurs qui ont visité ces lieux privilégiés. » Il est vrai que l’on y retrouve les vestiges de quelques églises, apparemment construites au 5e siècle pour commémorer l’endroit où Jésus aurait été baptisé par Jean le Baptiste. Il y a bel et bien des pèlerins qui ont visité le site dès le 6e siècle. On peut citer Théodose (530 ap. J.-C.) qui parle de l’église Saint-Jean-Baptiste, construite par l’empereur byzantin Anastase (491-518), à l’endroit où Jésus aurait été baptisé. L’endroit « exact » du baptême aurait été marqué par un pilier où une croix de fer aurait été fixée [3]. Il reste aujourd’hui une partie du plancher de l’église byzantine avec quelques fragments de mosaïque.
Antonin de Plaisance (570 apr. J.-C.) parle quant à lui de marches de marbre descendant dans l’eau. Les marches que l’on voit sur la photo ci-dessous ne sont pas de marbre, mais elles pourraient ressembler à celles décrites par le pèlerin.
Le baptême de Jésus dans les Évangiles
D’entrée de jeu, disons qu’il ne fait aucun doute que Jésus a été baptisé par Jean le Baptiste. Dans l’Évangile selon Marc – que la majorité des exégètes considère comme étant le plus ancien des quatre – il est question du Baptiste qui « baptisait dans le désert et prêchait le baptême de repentance pour le pardon des péchés » (Mc 1,4). Il était apparemment très populaire puisque toute « la région de la Judée et tous les habitants de Jérusalem se rendaient vers lui. » (Mc 1,5) Les gens qui venaient vers lui reconnaissaient leurs péchés publiquement avant d’être baptisés « dans l’eau du Jourdain. » (Mc 1,5) Il n’y a donc aucune indication précise. Un peu plus loin, l’auteur précise que Jésus serait venu de Nazareth en Galilée pour être baptisé (Mc 1,9).
L’auteur de l’Évangile selon Matthieu précise quant à lui que Jean le Baptiste « prêchait dans le désert de Judée » (Mt 3,1), information que l’on retrouve uniquement dans cet Évangile. Comme dans l’Évangile selon Marc, Matthieu précise que les habitants de Jérusalem et de la Judée venaient se faire baptiser dans les eaux du Jourdain (Mt 3,4-6). Matthieu indique aussi, comme Marc, que Jésus « vint de la Galilée jusqu’au Jourdain vers Jean, pour être baptisé par lui […] » (Mt 3,13)
Il n’y a donc pas d’indication d’un lieu précis dans les Évangiles selon Marc et Matthieu. L’Évangile selon Luc est encore moins précis à ce sujet. Après une longue introduction, l’auteur affirme que « Jean parcourut toute la région du Jourdain; il prêchait le baptême de repentance pour le pardon des péchés » (Lc 3,3). Plus loin, il est question du baptême de Jésus : « Comme tout le peuple était baptisé, Jésus aussi fut baptisé. » (Lc 3,21) L’auteur ne donne donc pas de lieu précis. Jésus pourrait avoir été baptisé n’importe où entre le lac de Tibériade et la mer Morte!
Jésus a clairement été baptisé par Jean dans les Évangiles synoptique, mais ce n’est pas aussi clair dans l’Évangile de Jean. Jésus se présente devant Jean le Baptiste, mais il n’est pas explicitement fait mention de son baptême. Or, si Jean est le seul à ne pas parler spécifiquement du baptême de Jésus, il est le seul à donner une précision géographique quant au lieu où baptisait Jean : « Cela se passait à Béthanie, de l’autre côté du Jourdain, où Jean baptisait. » (Jn 1, 28) Mais où était située cette Béthanie, à laquelle l’auteur de Jean ajoute la précision « au-delà du Jourdain [4] »?
Un problème de localisation
Le site d’Al-Maghtas a été fouillé de 1996 à 2002, et l’identification du site, en Jordanie, a donné lieu à une certaine controverse puisque l’on revendiquait également le lieu du baptême de Jésus de l’autre côté du Jourdain, en Israël… Or, dans les Évangiles synoptiques, il n’est pas question du côté est ou ouest du Jourdain. Jésus vient de Galilée, mais on ne dit pas de quel côté du Jourdain il arrive… C’est sans doute une des raisons pour laquelle les évangélistes sont plutôt vagues quant au lieu de cet événement. Et si l’on en croit le récit des Évangiles synoptiques, les disciples de Jésus n’ont pas assisté à son baptême non plus [5].
Beth Abara sur la mosaïque de Madaba (Wikipedia).
Si le lieu exact du baptême avait été connu des disciples de Jésus, il semble que le souvenir se soit perdu dans les premiers siècles de l’ère chrétienne. À titre d’exemple, dans son commentaire sur l’Évangile de Jean, Origène, un père de l’Église du 3e siècle, parle non pas de Béthanie, mais plutôt de Beth Abara de l’autre côté du Jourdain. Il en vient à cette conclusion puisqu’ayant visité les lieux lui-même, il remarque qu’aucun endroit situé sur les rives du Jourdain n’a un nom semblable à Béthanie. Le même nom est utilisé par Eusèbe, Jérôme et Jean Chrysostome (qui ont vécu au 4e siècle). Même sur la célèbre carte de Madaba [6], le site est situé du côté ouest du Jourdain et porte aussi le nom de Beth Abara. S’agit-il du même village? Impossible de trancher définitivement. Mais il semble y avoir eu une certaine confusion quant à la localisation du site, et ce, dès les premiers siècles de l’ère chrétienne. Ce n’est qu’à partir de l’époque byzantine que le lieu du baptême a été situé « officiellement » de l’autre côté du Jourdain. Décision qui a été officialisée plusieurs siècles plus tard par l’UNESCO !
En conclusion, qu’il s’agisse du lieu exact du baptême ou non, il n’en demeure pas moins que ce site a quelque chose d’extraordinairement rassembleur. On y retrouve aujourd’hui des chapelles catholiques, orthodoxes, arméniennes, anglicanes et coptes. Le tout rendu possible grâce à l’État jordanien qui a fait don de cette parcelle de terre aux chrétiens de toutes dénominations. Que dire de plus !
Éric Bellavance est historien et bibliste. Il est chargé de cours aux universités de Montréal, McGill et Concordia.
[1] Il ne faut pas confondre « Béthanie au-delà du Jourdain » avec Béthanie, un petit village situé à quelques kilomètres à peine de Jérusalem et du mont des Oliviers et auquel quelques épisodes de la vie de Jésus sont associés. Jésus y passe parfois la nuit (Mt 21,17 et Mc 11,11) et y fréquente un certain Simon le lépreux (Mt 26,6). C’est aussi à Béthanie qu’une femme anonyme verse un parfum coûteux sur la tête de Jésus (Mc 14,3) et où Jésus ressuscite Lazare (Jn 11-12).
[2]
Le site a été fouillé entre 1996 et 2002 par Mohammad Waheeb du Département des antiquités jordaniennes. C’est le père Michele Piccirillo (de l’Institut archéologique franciscain) qui a identifié le site comme étant « Béthanie au-delà du Jourdain ».
[3]
Ce pilier et cette croix ne sont plus visibles sur le site aujourd’hui.
[4]
À noter que cette « Béthanie au-delà du Jourdain » n’est pas mentionnée ailleurs dans le Nouveau Testament.
[5] Il aurait recruté ses premiers disciples à son retour en Galilée, après avoir été lui-même baptisé et après avoir passé 40 jours dans le désert. Seul l’auteur de Jean écrit que les deux premiers disciples de Jésus, qui auraient auparavant été des disciples de Jean le Baptiste, étaient présent à Béthanie. Il s’agirait d’André (le frère de Simon Pierre) et d’un autre individu qui n’est pas nommé.
[6] Il s’agit d’une impressionnante mosaïque que l’on retrouve dans l’église Saint-Georges de Madaba (en Jordanie). Datant du 6e siècle apr. J.-C., il s’agit de la plus ancienne représentation de la Terre sainte.