(photos : Wikipedia)

La carte de Madaba

Guy CouturierGuy Couturier | 17 décembre 2004

Dans le petit bourg de Madaba (survivance du nom de l’ancienne ville moabite : Médeba, d’après le livre des Nombres 21,30), des moines grecs firent la découverte fortuite et étonnante d’une grande mosaïque qui devait décorer le sol d’une église.

C’était en 1884 et un des moines écrivit aussitôt à son évêque à Jérusalem pour l’informer de la trouvaille. Hélas, la nouvelle mourut sur son bureau. Ce n’est qu’en 1890 que son successeur fit examiner la mosaïque : la jugeant digne d’intérêt, il fit construire une nouvelle église sur les fondations de l’ancienne, en incorporant la mosaïque dans son sol. Le maître d’œuvre, peu impressionné par cette « antiquité », prit peu de soins à conserver intégralement ce qu’il en subsistait : il fixa des piliers au beau milieu d’un grand fragment, et des morceaux entiers disparurent sous le choc des travaux. En effet, d’après le témoignage des moines-découvreurs, la mosaïque était à peu près intacte, couvrant tout le sol de l’ancienne église, dont le sujet était une carte de la Terre Sainte, depuis la Syrie jusqu’à la Basse‑Égypte (le delta du Nil), Jérusalem en occupant le centre. Voilà une autre triste histoire des débuts de l’archéologie en Palestine, à la fin du XIXe siècle! Deux professeurs de la jeune École biblique de Jérusalem, les Pères Lagrange et Vincent, étudièrent aussitôt les parties épargnées; leur étude, parue en 1897, demeure encore fondamentale.

La plus ancienne carte

La carte de Madaba est la plus ancienne carte de Palestine que nous ayons. On doit la dater de la fin du VIe siècle, pour des raisons de langues utilisées dans les inscriptions, de bâtiments identifiables construits par Justinien (527‑565) et de style de la mosaïque. L’artiste est certes palestinien, vu son utilisation de la graphie araméenne de plusieurs noms propres de lieux. Il s’est aussi beaucoup inspiré du premier grand ouvrage de topographie de la Terre Sainte, celui (Onomasticon) de l’évêque Eusèbe de Césarée, au milieu du IVe siècle, qui reste encore aujourd’hui une source inestimable pour l’identification de lieux anciens, maintenant disparus.

Le mosaïste a orienté sa carte vers l’est : les cartographes modernes nous présentent toujours la Syrie‑Palestine du nord au sud; à Madaba nous regardons la contrée de l’ouest à l’est, supposant donc que le visiteur arrive par la Méditerranée. D’ailleurs, n’est‑ce pas là l’itinéraire le plus achalandé des pèlerins de cette époque? L’artiste a fixé le plan général de sa carte en suivant le tracé des routes romaines. Il a ainsi isolé des espaces précis qu’il remplit ensuite de détails topographiques, fauniques et urbains. Pour faire ressortir toutes les complexités d’un si grand nombre de représentations, il a fait usage de pas moins de quarante teintes différentes de tessères (petits cubes composant la mosaïque).

Les villes sont indiquées en les représentant à l’intérieur de remparts. Celles qui sont importantes, et même les lieux plus modestes physiquement, mais porteurs de souvenirs bibliques, Ancien et Nouveau Testament, ont leurs noms accompagnés d’une citation du texte biblique qui leur correspond. Les anciennes régions des tribus sont aussi indiquées, par une grosse inscription en rouge, qui est accompagnée d’une citation des bénédictions de Jacob et de Moïse sur ces tribus.

Passer la souris sur l’image pour voir les indications. A : Porte de Damas ; B : Porte de Saint-Étienne ; C : Porte Dorée ; D : Porte de Jaffa ; E : Porte de la Néa ; F : Bâtiment non identifié ; G : Saint Sépulcre ; H : La Nea ; J : Église de la Sainte Sion.

La ville de Jérusalem

La « Sainte ville de Jérusalem » occupait le centre de la carte (voir la photo plus haut). La topographie générale est très bien respectée. Le rempart est solide et défendu par 21 tours; 6 portes permettent son entrée et 36 bâtiments sont indiqués. En A, la porte nord de la ville, on remarque une place ovale à l’intérieur de la ville, où se dresse une colonne en son centre. Depuis l’occupation de Jérusalem par les Arabes, au XIVe siècle, cette porte s’appelle « Porte de la Colonne » (Bal‑el‑Amud). On n’a jamais vu de colonne en cet endroit depuis des siècles, même avant la conquête arabe; la carte de Madaba conserve donc un souvenir authentique! Une rue à colonnade mineure à l’est, et une majeure au centre marquent les artères principales de la ville. En G, le mosaïste veut représenter l’Anastasis, l’église de la Résurrection construite par Constantin peu après 325, que nous connaissons actuellement comme l’église du Saint‑Sépulcre. On y reconnaît facilement les éléments suivants : un escalier monumental qui donne sur la grande rue à colonnade; derrière lui, les trois grandes portes qui donnent sur un atrium (cour ouverte, caractéristique des églises byzantines); en troisième plan, le tympan en tessères dorées (signifiant qu’il était orné de mosaïques à dominance or) et le toit rouge (des tuiles) du martyrium (l’église proprement dite); et enfin, en dernier plan, une grande coupole aussi dorée, qui s’appelait l’anastasis (résurrection), parce qu’elle recouvrait le tombeau du Christ. Voilà le plus vieux plan connu de ce monument précieux entre tous pour la communauté chrétienne, que les recherches archéologiques des 30 dernières années ont pu vérifier dans son ensemble; seule la rotonde en coupole de l’anastasis est encore conservée jusqu’à la base même de la coupole. Pour le reste du bâtiment, nous n’avons que des fragments témoins, mais assez significatifs pour vérifier le plan général du gros œuvre.

En H, enfin, le mosaïste fait ressortir nettement la plus récente des églises de Jérusalem : la Nea (nouvelle), église construite par Justinien en 542 et dédiée à Marie. C’est dans ce coin de la ville que des archéologues israéliens ont découvert, voilà une quinzaine d’années, les fondements de la Nea, bien identifiée par une longue inscription de Justinien sur une des grandes pierres des premières assises!

Nous pourrions attirer l’attention sur beaucoup d’autres sites évoqués, et montrer l’importance de ce monument pour la localisation de lieux bibliques anciens. L’espace manque! Qu’il suffise de rappeler que l’artiste n’a pas voulu trancher un débat vieux de quelques siècles déjà avant lui, et qui est toujours d’actualité, soit la localisation du lieu où Jean baptisait : selon une première opinion, Aenon (Jn 3,23), un lieu sur les bords du Jourdain, se trouvait pas trop éloigné de la région de la mer Morte; une opinion différente le situait plutôt à la hauteur de Beth‑Shan, au sud du lac de Tibériade. Alors, pourquoi ne pas laisser au visiteur la liberté de choix, en inscrivant Aenon dans les deux régions rivales! Ce qu’il fit, non sans un certain brin d’humour!

Madaba devait être une ville chrétienne importante, à l’époque byzantine, car les archéologues ont découvert neuf autres églises, dont les sols étaient aussi ornés de belles mosaïques. Mais aucune de ces mosaïques n’a les valeurs historique et documentaire de cette carte de Terre Sainte, même si la maladresse et l’ignorance d’un architecte (!) de la fin du siècle dernier l’a affreusement massacrée!

Guy Couturier (1929-2017) était un orientaliste et exégète de l’Ancien Testament. Professeur émérite à l’Université de Montréal, il était reconnu comme un chercheur dans le domaine de l’archéologie biblique. Il était membre de l’Ordre des Pères de Sainte-Croix et le premier canadien à devenir membre de la Commission biblique pontificale.

Source : Parabole xiv/5 (1992).

Archéologie

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Initiée par Guy Couturier (1929-2017), professeur émérite à l'Université de Montréal, cette chronique démontre l'apport de l'archéologie à une meilleure compréhension de la Bible. Au rythme d'un article par mois, nos collaborateurs nous initient à la culture et à l'histoire bibliques par le biais des découvertes archéologiques les plus significatives.