La partie inférieure de la stèle de Mésha où se trouve la ligne 31. En noir, la pierre d’origine ; en pâle, reconstitution de l’inscription à partir de l’estampage (Wikipedia).
Maison de David ou roi Balak de Moab?
Éric Bellavance | 17 juin 2019
La stèle de Mésha, du nom du roi de Moab qui l’a fait inscrire au 9e siècle av. J.-C., est extraordinaire à plusieurs égards. Tout d’abord, avec ses 34 lignes, elle demeure, à ce jour, la plus longue inscription royale de l’âge du Fer (1200-587 av. J-C.) retrouvée en Syrie-Palestine (Syrie, Liban, Israël-Palestine et Jordanie actuels).
Il s’agit en fait d’une stèle commémorant la rébellion d’un roi de Moab et sa victoire militaire contre le royaume d’Israël. Sans pour autant confirmer un récit biblique en particulier, il est question du roi Mésha dans le Deuxième livre des Rois (2 R 3) alors que les rois de Juda, d’Israël de d’Édom décident de s’attaquer au roi des Moabites, les ennemis ancestraux d’Israël, vivant de l’autre côté du Jourdain [1]. Mais il y a plus. La stèle est la plus ancienne source extra-biblique à mentionner explicitement le nom du Dieu d’Israël, YHWH. Le nom du roi Omri (885-874), fondateur de la capitale du royaume d’Israël, Samarie, est mentionné à deux reprises et la tribu transjordanienne de Gad est aussi évoquée. Mais ce n’est pas tout : selon certains, la stèle pourrait également contenir une référence à la « maison de David ». Il ne s’agirait pas d’une référence directe au roi David lui-même, mais d’une allusion à la dynastie qu’il a fondée et qui portait toujours son nom. C’est en effet la thèse avancée par André Lemaire en 1994 [2].
Or, au début du mois de mai 2019, Israël Finkelstein, Nadav Na’aman et Thomas Römer ont non seulement mis en doute l’hypothèse de Lemaire, mais ont suggéré une nouvelle proposition [3]. Il s’agirait non pas d’une référence à la « maison de David », mais au roi moabite Balak, connu dans la Bible pour son rôle dans l’épisode impliquant un devin du nom de Balaam (Nb 22-24), aussi connu en dehors de la Bible [4]. Mais aussitôt parue, cette nouvelle analyse a été critiquée! En effet, dans une étude qui sera publiée sous peu, Michaël Langlois remet en question la proposition de Finkelstein, Na’aman et de Römer : il valide la thèse de Lemaire. Mais avant de résumer les hypothèses et les arguments des auteurs, il est nécessaire de faire un petit retour en arrière.
La découverte
La stèle a été découverte en 1868 dans l’ancienne région de Moab, en Jordanie actuelle, par des Bédouins. À cette époque un pasteur anglican du nom de F.A. Klein agit comme missionnaire dans la région. Il soigne les malades et puisqu’il parle arabe, il peut communiquer avec les gens de la région. En 1868, des Bédouins avec qui il campe l’informent de la découverte d’une stèle portant des inscriptions vraisemblablement anciennes. Incapable de lire le texte, il décide d’en copier une partie dans un calepin. Notons que Klein a été le premier et le dernier européen à voir la stèle intacte… Les Bédouins réalisent l’importance de cette pierre pour les Européens qui tentent de l’acheter. Au départ, les Bédouins semblent prêts à vendre l’objet; mais voyant l’engouement suscité, ils décident de demander davantage… Après de longues négociations, finalement infructueuses, des Bédouins décident de briser la pierre en la mettant dans le feu, puis en versant de l’eau froide sur la pierre pour la faire éclater. Selon une version, ils l’auraient brisé en morceaux pour en faire des amulettes ou talismans, croyant qu’elle possédait des pouvoirs magiques! Peu importe la raison, la stèle s’est trouvée brisée en plusieurs morceaux. Par chance, un jeune chercheur français, du nom de Charles Clermont-Ganneau avait réussi à faire faire une estampe de la stèle avant qu’elle ne soit détruite. Le contenu de la stèle a donc pu être reconstitué en bonne partie. Mais les dernières lignes de la stèle sont en mauvais état. Et l’estampe, qui a été faite en vitesse, apporte peu d’informations supplémentaires.
Détails de la stèle de Tel Dan conservée au Musée d’Israël (Wikipedia).
La « maison de David » ?
Pendant plus de 100 ans, personne n’a vu une possible référence à la « maison de David » sur la stèle de Mésha. Jusqu’à ce que le philologue et épigraphe André Lemaire en fasse la proposition en 1994, l’année même où fut découverte l’inscription de Tel Dan où l’on retrouve une allusion à la « maison de David » [5]. Force est de constater que Lemaire saute aux conclusions un peu rapidement. Sa reconstruction ne peut être qu’hypothétique. Tout d’abord, le texte que l’on retrouve à la ligne 31 est en très mauvais état. Trois lettres seulement sont à peu près visibles. Un beth (« b ») suivi de deux espaces vides puis d’un waw (« w ») et d’un daleth (« d ») : b[- -]wd. Certains ont proposé la présence de la trace d’un taw (« t ») après le beth. Lemaire affirme que son analyse confirme qu’il s’agit bel et bien d’un « t », et est le premier à suggérer que la lettre manquante est un « d », bien qu’il n’y ait aucune trace sur l’inscription elle-même, ni sur l’estampe. La proposition de Lemaire se complique lorsqu’il affirme que la seule restauration possible est la « maison de David » parce que l’expression « roi d’Israël » est mentionnée trois fois auparavant [6]. Mais est-ce vraiment la seule lecture possible? Nous pouvons en douter, notamment en raison de problèmes d’ordre historique. Par exemple, Lemaire affirme que la région au sud-est de la mer Morte était apparemment contrôlée par le royaume de Juda [7]. Or, il n’y a aucune preuve historique ou archéologique que cette région était contrôlée par le royaume de Juda à cette époque, soit le milieu du 9e siècle avant notre ère. Mais Lemaire va encore plus loin en affirmant que la découverte de la stèle de Tel Dan, datant d’à peu près la même époque et où l’on retrouve apparemment une référence à la « maison de David », confirme sa lecture de la stèle de Mésha. La stèle de Tel Dan confirme tout au plus l’existence d’une dynastie fondée par le roi David et appuie de manière indirecte l’existence du roi biblique, mais ne confirme en rien la proposition de Lemaire.
Une nouvelle proposition
C’est à partir de nouvelles photographies en haute résolution prise à l’automne 2018, à partir de l’estampe faite sur la pierre originale, que Finkelstein, Na’aman et Römer ont fait une nouvelle proposition. En étudiant l’estampage, ils en sont venus aux conclusions suivantes : les deux lettres après le beth (« b ») étaient déjà en mauvaise condition lorsque l’estampage a été fait (en vitesse, faut-il le rappeler). Aucune lettre n’apparait sur l’estampage entre le beth (« b ») et le waw (« w »). Le « t » (taw) n’existe tout simplement pas et il y aurait la trace d’une barre verticale avant le waw (« w ») ce qui signifie qu’un nouveau mot, ou plutôt une nouvelle phrase, est attendu après l’hypothétique daleth (« d »). Il s’agirait donc de la marque d’une transition entre deux phrases. Les auteurs notent que cette ligne est visible sur l’estampage (ce qui est moins le cas sur la stèle). Or, s’il y a bel et bien une ligne verticale, sa présence est suffisante pour remettre définitivement en question l’hypothèse de Lemaire [8]. Plutôt que « m[aison de Da]vid », selon Lemaire, nous aurions plutôt une phrase que se termine par un nom propre, qui débute avec un beth et le début d’une phrase incomplète et impossible à reconstituer : « B[- -]. Et d[….] ».
Selon les auteurs, plusieurs noms pourraient remplir cet espace : Bedad, Bedan, Becher, Belaʻ, Baʻal, Barak, etc. Mais le nom le plus probable, selon eux, est Balak, un roi de Moab mentionné dans l’histoire du devin Balaam, que l’on retrouve dans le livre des Nombres, aux chapitres 22-24 plus précisément. Mais cette reconstitution vient avec son lot de questions et de problèmes, particulièrement d’un point de vue historique. En effet, que viendrait faire Balak dans l’inscription de Mésha ? Le premier aurait vécu à l’époque de Moïse et n’était de toute évidence plus vivant à cette époque. Autre problème : les deux individus, Balak et Mésha sont tous deux qualifiés de « roi de Moab ». Aurait-il pu y avoir plus d’un roi de Moab en même temps? Ce n’est pas impossible, mais le principal problème est que ces deux rois semblent avoir régné à des époques bien différentes. Même s’il est vrai que les textes du livre des Nombres sont difficiles à dater et qu’il n’est pas impossible que le récit ait été composé entre le 8e et le 6e siècle, on ne peut conclure à ce stade-ci qu’il s’agit d’une référence au roi Balak.
En somme, la proposition de Finkelstein, Na’aman et Römer n’est pas plus convaincante que celle de Lemaire. Par contre, s’ils ont bel et bien retrouvé la présence d’une ligne verticale, marquant la fin d’une phrase, il pourrait s’agir d’une découverte importante qui remet définitivement en question la proposition de Lemaire. Mais voilà que la présence de cette marque verticale n’est pas évidente… Particulièrement sur la stèle elle-même. La présence de cette ligne a même été catégoriquement rejetée quelques jours après la publication de l’article de Finkelstein, Na’aman et Römer par Michaël Langlois, qui grâce à une nouvelle technique photographique haute définition, défend la lecture de Lemaire. Même si Langlois insiste pour dire qu’il ne tient pas à tout prix à « prouver la Bible », il affirme tout de même que quiconque n’accepte pas cette lecture (« maison de David ») rejette l’existence historique du roi David… Ce qui n’est pas le cas, à notre avis. Finkelstein, par exemple, ne remet pas en question l’existence du roi David. Römer non plus. Il s’agit évidemment d’un sujet sensible et on peut donc s’attendre à ce que les discussions se poursuivent dans les mois à venir. Bref, cette nouvelle proposition est loin de mettre fin au débat !
Éric Bellavance est historien et bibliste. Il est chargé de cours aux universités de Montréal, McGill et Concordia.
[1] Sur les problèmes entourant l’historicité de cette campagne, nous renvoyons les lecteurs à cet article : « La stèle de Mésha, roi de Moab ».
[2]
André Lemaire, « “House of David” Restored in Moabite Inscription », Biblical Archaeology Review 20:3, May/June 1994.
[3]
Israël Finkelstein, Nadav Na’aman &Thomas Römer, « Restoring Line 31 in the Mesha Stele: The ‘House of David’ or Biblical Balak? », Journal of the Institute of Archaeology of Tel Aviv University 46: 1 (2019), pp. 3-11.
[4]
Dans ce récit pour le moins étrange – l’ânesse de Balaam parle! – le roi Balak de Moab demande à Balaam de maudire le peuple d’Israël, mais le devin finit, au contraire, par bénir le peuple ennemi. Sur cet épisode, voir : « Un âne qui parle et fait l’expérience de Dieu ». Un devin du nom de Balaam est aussi mentionné dans les inscriptions de Deir Alla, retrouvées en 1967 en Jordanie. À ce sujet, vous pouvez lire l’article de Guy Couturier : « Une découverte insolite ».
[5] À ce sujet, voir : « La stèle de la discorde : l’inscription fragmentaire de Tel Dan ».
[6] André Lemaire, « “House of David” Restored in Moabite Inscription », p. 36.
[7]
Ibid., p. 37.
[8]
À noter que Michaël Langlois est d’avis qu’il n’y a pas de ligne verticale selon un article publié dans le Times of Israel.