L’ostracon de Mesad Hashavyahu (© Musée d’Israël).
Le moissonneur et son manteau
Guy Couturier | 17 mars 2000
La plainte d’un pauvre moissonneur nous parvenait voilà bientôt quarante ans. Ce document peu banal ne laisse pas de susciter un vif intérêt.
Nous sommes en 1960, à quelques kilomètres au sud de Tel-Aviv, près de la côte méditerranéenne. Des archéologues découvrent une petite forteresse judéenne. Son histoire est brève: elle ne fut active qu’au cours du dernier tiers du VIIe siècle, au temps du roi Josias surtout. Parmi les débris, on recueille des fragments de céramique (ostraca) utilisés comme matériau d’écriture. On réunit six de ces fragments et on se trouve devant la protestation pathétique d’un pauvre moissonneur!
La plainte
L’inscription est de forme trapézoïdale. Elle mesure 20 cm de hauteur, pour une largeur variant de 7,5 à 16,5 cm (fig. 1). Elle compte 15 lignes d’écriture; les trois dernières sont très incomplètes, mais on peut assez bien les reconstituer.
On a d’abord cru qu’il s’agissait d’une lettre, mais la première ligne est explicite. L’auteur se plaint du traitement injuste dont il est victime. Ce moisonneur s’adresse au gouverneur de la forteresse. Il déclare avoir accompli son travail comme convenu.
Pourquoi donc un certain Hoshayahu (le seul nom propre du texte) lui a-t-il confisqué son manteau, juste avant le sabbat? À plusieurs jours de l’incident, son manteau ne lui a pas été remis. Ses « frères », c’est-à-dire ses compagnons de travail, sont les témoins aussi bien de l’injustice commise contre lui que de la rétention du vêtement. Le gouverneur peut donc faire enquête et exiger que réparation soit faite.
L’intérêt du texte
Cette brève plainte, d’une grande précision dans sa démarche et son objet, est révélatrice. Tout d’abord, elle nous renseigne sur la rédaction de ce genre de textes. L’écriture est régulière et bien formée; la syntaxe, tout à fait correcte. Difficile de croire qu’il s’agit de l’oeuvre d’un pauvre paysan. De plus, on passe de la troisième personne, celle du récit, à la première quand on cite le plaignant. Ces indices nous révèlent donc le service d’un scribe que l’on engage pour rédiger la plainte sous la dictée du plaignant. Les répétitions, le cumul de précisions oubliées et de réactions émotives ne peuvent venir que de ce même plaignant. On soupçonnait qu’une telle institution existait dans l’Israël ancien, comme c’est encore le cas chez les Arabes du Proche-Orient; nous en aurions donc maintenant la preuve.
Un deuxième point d’intérêt de ce texte concerne l’institution judiciaire. Le roi Josias (640-609 av. J.-C.) réforme l’administration de la justice. Il en est question dans Exode 18,13-26. Au temps de Moïse, deux types de tribunaux traitent les « affaires » (dabar, terme utilisé aussi dans notre texte) du peuple. Les cas graves sont réservés à Moïse, donc au chef (roi), tandis qu’on réfère le grand nombre de petites causes à des juges, donc à des officiers, répartis à travers tout le royaume. C’est bien à un tel officier que s’adresse la cause du paysan inscrite sur le tesson. Le texte d’Exode 18 reçoit du coup un éclairage certain.
Le troisième point d’intérêt porte sur l’objet de la plainte. De toute évidence, un pauvre ou un simple paysan se plaint d’avoir été lésé: on lui a confisqué son manteau pendant plusieurs jours. La raison demeure obscure, mais deux explications sont possibles. Tout d’abord, il s’agirait d’un paysan qui a omis de payer en taxe, au grenier royal, une partie de sa moisson. Une deuxième hypothèse paraît refléter davantage l’ensemble du texte. Ce paysan doit, avec d’autres compagnons (« ses frères »), moissonner les terres royales, sous la surveillance d’un fonctionnaire. Chaque ouvrier s’entend avec lui sur la somme de travail à accomplir et sur le temps requis pour l’effectuer. On pense alors à la parabole des ouvriers envoyés à la vigne (Mt 20).
Or notre plaignant déclare avoir respecté en tout point son contrat, et voilà qu’on retient son manteau en gage jusqu’à ce qu’il satisfasse aux exigences de son maître! C’est injuste! Et voilà plusieurs jours que dure cette peine, ce qui constitue une deuxième injustice, car, sur ce point, le droit est bien précis. Si on a pris en gage le vêtement ou le manteau de quelqu’un de condition humble, il faut le lui rendre avant la nuit, car c’est tout ce qu’il a pour se couvrir (Ex 22,25-26).
Deutéronome 24,12-13 ajoute qu’il faut payer avant la nuit le salaire d’un pauvre. Amos 2,8 fait allusion à ce même droit. N’est-ce pas émouvant de capter « en direct » la voix d’un tel pauvre, que le Seigneur déclare aussi entendre (Ex 22,26)? Et dire qu’un tel point de loi a longtemps été vu comme une simple utopie romantique!
Orientaliste et exégète de l’Ancien Testament, Guy Couturier (1929-2017) était professeur émérite de l’Université de Montréal.