Le sermon sur la montagne. Károly Ferenczy, circa 1896. Huile sur toile, 135 x 203 cm. Galerie nationale hongroise, Budapest (Wikipedia).
Heureux le petit reste...
Alain Faucher | 4e dimanche du Temps ordinaire (A) – 29 janvier 2023
Les Béatitudes : Matthieu 5, 1‑12a
Les lectures : Sophonie 2, 3 ; 3, 12‑13 ; Psaume 145 (146) ; 1 Corinthiens 1, 26‑31
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
Le grand texte des Béatitudes pourrait facilement occuper toute la scène biblique de ce dimanche que nous n’en serions ni surpris ni déçus. Comme des milliers de commentaires peuvent éclairer notre lecture et notre actualisation, je crois utile d’aborder l’évangile du dimanche sous un autre angle. Un angle suggéré par le Lectionnaire du dimanche lui-même.
Les autres lectures bibliques de ce dimanche sont bien utiles pour percevoir un contexte porteur de ces Béatitudes. Elles ne tombent pas du firmament. Dans la bouche de Jésus, les Béatitudes font écho à d’autres contenus bien importants ou bien intéressants. Nous nous attarderons en priorité à ces textes habituellement laissés pour compte. Leur étude nous offrira des contextes bien utiles pour apprécier davantage les Béatitudes. Non, elles ne distillent pas l’ennui, car nous sentirons qu’elles ont un élan révolutionnaire et qu’elles ne sont pas si usées…
Sophonie 2, 3 ; 3, 12-13
Qui est inclus dans le peuple de Dieu? Essentiellement, des personnes sensibles à trois composantes de leur foi et de leur charité : le Seigneur lui-même, la justice et l’humilité. Ces intrants ont un effet bœuf sur la situation fragilisée du peuple : il sera à l’abri au jour de la colère du Seigneur. Son abri, c’est le nom du Seigneur. Cet acte de langage s’accompagne d’une absence d’injustice, de mensonge ou de langage trompeur. Ces comportements épurés permettront à ce reste de paître, de se reposer, sans que nulle personne ne vienne lui faire peur.
Nous faisons ainsi la rencontre d’un personnage collectif de la Bible, le fameux « reste » du peuple de Dieu. En plus de centaines d’individus bien campés, la Bible fourmille de personnages sans nom. Ils jouent divers rôles, essentiels pour la narration. Un groupe, un « collectif » particulier émerge de cette grande nébuleuse anonyme. Il s’agit du célèbre « petit reste ».
Ce groupe était souvent évoqué au temps de ma folle jeunesse dans la foi. Vu les bouleversements de notre logistique ecclésiale, ce personnage collectif devrait retrouver une place dans notre spiritualité. Ces cœurs purs, ces convertis sont tournés vers le Dieu de l’alliance conclue avec les mères et les pères d’Israël. Ils peuvent nous guider dans l’aventure spirituelle du temps présent, particulièrement en prochaine saison du Carême. La saison liturgique redonnera au « petit reste » une pertinence indéniable [1].
Psaume 145 (146), 7-8.9ab.10b
Le texte proposé comme réponse à la Parole est structuré de manière simple et constante. La liste proposée énumère des actions de Dieu en faveur des membres de son peuple. Les personnes bénéficiaires annoncent les heureuses gens célébrées dans les Béatitudes.
Dans une société où chacun devait s’accrocher à sa place pour fonctionner dans l’honneur, il est impressionnant de cumuler la liste des petites gens qui doivent recourir à Dieu en dernier recours. Opprimés, affamés, enchaînés, aveugles et accablés, ils peuvent faire partie des justes, des étrangers, des veuves et des orphelins qui trouvent en Dieu des bienfaits que leur refuse leur position dans la société humaine.
Dans leur diversité, ces bontés divines deviennent autant de signes qui nous permettent de vérifier que Dieu nous a inclus dans ses choix. Même si ces bontés nous arrivent désormais par des médiations différentes, pas toujours identifiables au premier coup d’œil, elles nous invitent à centrer notre vie sur celui qui en est la source.
1 Corinthiens 1, 26‑31
La société méditerranéenne reposait sur des classes sociales figées par l’honneur ou la richesse. Le progrès social dépendait du bon vouloir de quelques généreux « patrons », dispensateurs de tous les bienfaits pour les gens qui reconnaissaient leurs largesses. Un tel système ne facilitait pas la mixité sociale! Dans un tel contexte, l’assemblée chrétienne offrait un espace de recréation. La foi au Ressuscité, l’égalité des baptisés offraient un modèle social différent et même révolutionnaire. On était fier de son baptême, car il faisait passer des gens de basse extraction au summum des statuts : héritier de Dieu.
Jetant un regard en arrière, Paul constate ce qui caractérise les gens qui se regroupent dans une maisonnée, une assemblée chrétienne. C’est d’abord l’appel par Dieu. Un appel lancé non pas aux sages selon le regard humain, non pas aux gens puissants ou de haute naissance. Un appel adressé à des catégories de personnes auxquelles on ne pensait pas pour leur confier de hautes responsabilités.
Ce que Dieu a choisi pour couvrir de confusion les sages, ce sont des gens qu’on qualifiait rapidement de « fous ». Pour couvrir de confusion ce qui est fort, Dieu a choisi ce qui est faible. Il utilise ce qui est d’origine modeste, méprisé dans le monde, pour réduire à rien ce qui est. Autrement dit, Dieu prend position lorsqu’il convoque à entrer dans le cercle de l’assemblée chrétienne. Il peut choisir au détriment du sage, du fort, du réputé. Il ose choisir ce qui semble fou, faible, d’origine modeste. Et sa grâce transforme cette banalité en une réalité éclatante, une raison d’être fier qui provient du don de Dieu.
Les propos très structurés de Paul s’appuient sur Jérémie 9,23-24. Jérémie demande au sage, au fort et au riche de ne pas se fier à leurs ressources, mais de se fier plutôt à leur connaissance du vrai Dieu, source de fierté. Par rapport à la culture fierté/honte qui prévalait dans la société gréco-romaine, c’est tout un réalignement…
Matthieu 5, 1‑12a
D’innombrables études ont été consacrées à ce texte puissant. On a pu rédiger des centaines de pages pour préciser les sources, décrire la structure et l’impact de ces paroles martelées et bien ramassées. Nous reconnaissons les mérites de ces explorateurs de la Parole qui s’attardent amoureusement à l’étude des propos de Jésus.
Nous nous contenterons de quelques bribes d’observations ou de réflexion. En nous souvenant d’abord du contexte liturgique de la proclamation en ce dimanche d’hiver… Ce contexte est mis en place dans les trois lectures que nous avons précédemment commentées. L’humilité du petit reste, une liste des actions de Dieu en faveur de son peuple, la nette démarcation par saint Paul des préférences sociales du Dieu de Jésus Christ sont autant de véhicules des convictions qui sont emmagasinées dans les paradoxes des Béatitudes.
Quand la radio nationale évoque la religion catholique de l’Ancien Temps, elle recourt souvent à une tranche d’archive sonore. On y déclame le texte des Béatitudes. Le locuteur « roule ses r » avec une intensité suspecte, comme pour dire « écoutez à quel point ce mode de vie est ridicule et dépassé ». Si ma mémoire est bonne, le même extrait sonore a été diffusé dans une exposition du Musée de la civilisation à Québec. Cette insistance frise la caricature d’un texte évangélique bien connu et apprécié des croyantes et des croyants. Car on reconnaît dans les Béatitudes un programme de vie quotidienne. Ce programme est appuyé sur des préférences de Dieu pour ce qui semble trop modeste aux yeux de la grande société…
Au-delà de la contribution aux évolutions sociales, le texte des Béatitudes s’avère une pièce de littérature bien construite. On y remarque une alternance de propositions au futur, puis au présent et encore au futur. Comme si Jésus ne voulait pas se confiner au seul avenir ou se priver de l’immédiateté du seul présent. Car ce présent, c’est le temps des pauvres de cœur, des persécutés pour la justice, des persécutés dénigrés à cause de Jésus. Il y a déjà dans ces situations vécues des forces transformatrices, porteuses de joie profonde. On se surprend à chercher un écho de tout cela dans La joie de l’Évangile, le vade-mecum de la nouvelle vie missionnaire…
En terminant, rappelons la portée sociale des propos de Jésus. Voici quelques brefs commentaires sociocritiques tirés de la littérature exégétique :
Le langage utilisé ici (« béni ») est un langage honorifique. Au contraire des valeurs sociales dominantes, ces bénédictions déclarent honorables ceux qui ne sont pas capables de défendre leurs positions ou ceux qui refusent de prendre avantage ou de dominer la position d’un autre. Normalement, la culture ne les honore pas. De toute évidence, ainsi, l’honneur reçu vient de Dieu, et non des sources sociales habituelles.
Les pauvres sont ceux qui ne peuvent maintenir leur statut social. On évoque le destin des pauvres dans les sociétés agraires, destin qui va devenir le destin des riches qui joignent le groupe de Jésus qui inclut des pauvres [2].
Nous voilà avertis : le chemin des Béatitudes peut coûter cher…
Alain Faucher est prêtre du Diocèse de Québec. Professeur d’exégèse biblique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, il est directeur général des programmes de premier cycle.
Source : Le Feuillet biblique, no 2786. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.
[1] Pour lire davantage sur le sujet, consulter le beau volume de Walter Vogels, Le petit reste dans la Bible, Paris, Cerf, 2018.
[2] Bruce J. Malina et Richard L. Rohrbaugh, Social-Science Commentary on the Synoptic Gospels, Minneapolis, Fortress, 2003, 442 pages, pages 40-41. Traduction : Alain Faucher.