La guérison d’un aveugle. Edy-Legrand, c. 1950. Image de la Bible illustrée en quatre volumes éditée par Maurice Robert.

Vouloir voir... ou pas *

Francine Robert Paul-André GiguèreFrancine Robert et Paul-André Giguère | 4e dimanche du Carême (A) – 19 mars 2023

Jésus donne la vue à un aveugle : Jean 9, 1-41
Les lectures : 1 Samuel 16, 1.6-7.10-13a ; Psaume 22 (23) ; Éphésiens 5, 8-14
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

En passant Jésus vit un homme aveugle de naissance. D’entrée de jeu, Jésus est présenté comme celui qui voit. Dans ce récit où tout parle de voir et d’être aveugle, Jésus est le voyant qui donne la vue. Les uns apprendront à voir, les autres refuseront de voir. Mais lui, que voit-il ? Non seulement un homme aveugle, mais une opportunité de travailler aux œuvres de Dieu, de mettre en actes et en lumière le salut offert.

Les récits bibliques sont tout sauf anecdotiques. Ils ne se limitent pas à ce qui est arrivé jadis à un aveugle anonyme de Jérusalem. Ils révèlent ce qui arrive, ou peut arriver, à chacune ou chacun de nous.

Quand il s’agit du sens de l’existence humaine, ne sommes-nous pas tous aveugles de naissance ? Quand il faut discerner la route à suivre, ne souffrons-nous pas de cécité ? Certains attribuent cela au péché, originel ou autre. Jésus refuse clairement de comprendre les choses ainsi. Il refuse la fatalité, le « c’est comme ça, on n’y peut rien », car la fatalité suscite et justifie la passivité. Or Dieu est toujours à l’œuvre avec nous.

Jésus intervient sans que l’homme n’ait rien demandé, manifestant la gratuité de Dieu. Il fait de la boue avec sa salive, et cela me rappelle le geste du créateur qui tire de la glaise le premier humain. Il envoie l’aveugle à une piscine, et cela me rappelle le baptême.

Nouvelle création...  Nouvelle naissance...

Face à la crise climatique et aux lenteurs de nos gouvernants, c’est difficile de penser ‘nouvelle création’ alors que la création semble se défaire sous nos yeux. Face à la crise de la Covid-19 et autres virus respiratoires, c’est difficile de penser ‘nouvelle naissance’, alors que la mort possible nous coupe le souffle. Et si les crises de nos sociétés étaient des occasions pour nous ouvrir les yeux ?

On constate souvent qu’en situation de crise, des gens refusent de voir, jusqu’à nier qu’il y ait une crise, climatique ou sanitaire, ou en relativisent la gravité. Certains vont même attaquer ceux qui documentent la crise. On le voit chaque jour dans tous les médias, sociaux et traditionnels. La guérison de l’aveugle va susciter une petite crise locale, car le mot ‘crise’, en grec, signifie juger, choisir. Le récit nous présente les divers regards que cette crise suscite.

Les pharisiens en crise

Le récit présente d’abord les gens du voisinage, habitués de voir l’aveugle (Jn 9,8-12). Ils se questionnent : est-ce lui ? qu’est-il arrivé ? où est celui qui a fait ça ? Face à une réalité inhabituelle, poser des questions est une réaction saine. C’est même encore plus urgent et important à l’heure des fake news.

Par contraste, voyons quel regard portent les pharisiens sur cette situation qui les bouscule. Eux aussi posent des questions, mais ce n’est pas pour comprendre. C’est au contraire pour valider leur refus de changer leur manière de comprendre. Car la guérison opérée par Jésus un jour de sabbat les met en crise. La brève divergence d’opinions, au départ (v. 16), devient vite inconfortable. Ils vont s’unifier autour d’une enquête auprès des parents : était-il vraiment aveugle ? Les parents confirment mais n’osent pas prendre position (v. 18-22).

Les deux pseudo-enquêtes des pharisiens auprès de l’ex-aveugle sont tout sauf une vraie recherche des faits et de leur signification possible. En relisant les dialogues, on voit comme ils s’abritent derrière leurs certitudes pour ne pas avoir à changer leur regard : il a fait ça pendant le sabbat... donc c’est un pécheur... Nous savons, nous, que Dieu a parlé à Moïse, mais lui, nous ne savons pas d’où il sort... Sur la défensive, ils répètent leur dogme, comme une vérité immuable qui ne souffre aucune contradiction.

Nos dogmes en crise

Nous, quelle est notre attitude devant la crise climatique, ou l’ampleur de la crise sanitaire ? Sommes-nous ouverts ou sur la défensive ? Les crises actuelles nous invitent à ouvrir les yeux, à sortir de nos aveuglements. Elles remettent en question des façons de voir, des impératifs qui structurent la société comme une pseudo évidence, un dogme implicite. Voici trois exemples.

  • L’impératif de la croissance infinie, auquel on soumet toute notre économie.
  • La certitude que nous pouvons et devons utiliser tout ce que la science rend possible, et diffuser toutes les innovations technologiques qui peuvent être exploitées.
  • La perception que le présent est le prolongement du passé plutôt que la préparation de l’avenir. Pourtant, selon un adage autochtone, nous n’héritons pas la Terre de nos parents mais nous l’empruntons à nos enfants.

Nous résistons à ouvrir les yeux sur nos présupposés, pour envisager une logique de décroissance, une logique de prudence face à des innovations techniques, ou un sens de nos responsabilités face à l’avenir. C’est normal. Pourtant, quand une crise nous fait découvrir tel ou tel aveuglement, si au lieu d’accueillir les réalités et les questions nouvelles, nous nous laissons guider par nos résistances au changement de regard et de conduite, nous serons comme ceux-là qui voyaient et qui deviennent aveugles. Comme les pharisiens du récit, on se contentera de répéter « nous savons, nous... » (v. 24.29) Selon les paroles de Jésus au début et en finale du récit, le péché ne cause pas la naissance d’un bébé aveugle, mais l’aveuglement volontaire devient le péché.

Conversion du regard

Ce type de changement, de conversion, prend du temps ; nous y allons par étapes. On observe cette progression dans l’expérience de l’ex-aveugle. Questionné, bousculé, contesté, il vit une crise de plus en plus intense. Contraint à prendre la parole, et même à prendre parti, il voit de mieux en mieux qui pourrait être celui qu’il désigne d’abord comme l’homme qu’on appelle Jésus (v. 11). Déjà, peu après : Toi, que dis-tu de lui ? — C’est un prophète (v. 17).

Il partage l’héritage des pharisiens et l’interdit du sabbat. Pourtant, poussé à parler, il arrive à porter un regard neuf sur sa tradition religieuse, à partir de son expérience nouvelle. Il peut admettre que la nouveauté de Dieu entre parfois en tension avec la Loi de Dieu : Nous savons que Dieu n’exauce pas les pécheurs, mais si quelqu’un l’honore et fait sa volonté, il l’exauce. Si lui n’était pas de Dieu, il ne pourrait rien faire. (v. 31-32) Ses parents avaient raison : il est assez grand pour s’expliquer (v. 20), et surtout pour réfléchir par lui-même.

C’est étonnant comme une situation de crise combinée à la prise de parole peut parfois stimuler la réflexion, l’effort d’interprétation sur l’héritage et les idées reçues, et finalement l’émergence d’une pensée personnelle et féconde. Ça me rappelle une autre crise que plusieurs refusent de voir : celle de l’Église en déclin. Et la réponse du processus synodal, qui tente de susciter la prise de parole du plus grand nombre, fait peur et suscite aussi nombre de résistances...

Jésus viendra de nouveau vers l’ex-aveugle, au bout de son long cheminement, pour l’amener plus loin encore. De ses yeux intérieurs grands ouverts, il verra Jésus en vérité et pourra confesser : Je crois Seigneur, parole qui trouve écho dans notre confession baptismale.

En passant, Jésus vit un homme...  Dans notre fréquentation de la parole biblique, dans nos vies tissées d’élans et de bouleversements, Jésus passe. Il nous voit et nous ayant vus, il cherche à nous ouvrir toujours plus les yeux sur notre condition, sur la condition de notre monde, et sur ce que nous pouvons faire pour les transformer. Car avec lui, il nous faut travailler aux œuvres de Dieu (v. 4), et contribuer ainsi à l’avènement de son Règne. Rendons-lui grâce, d’être pour nous Lumière du monde.

Diplômée en études bibliques, Francine Robert est professeure retraitée de l’Institut de pastorale des Dominicains (Montréal).

* Texte rédigé à partir d’une homélie de Paul-André Giguère, disponible ici :
https://www.stpierrepinguet.org/wp/sermons/en-passant-jesus-vit-un-homme-aveugle/

Source : Le Feuillet biblique, no 2793. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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