La multiplication des pains. Daniel Hallé, 1664. Huile sur toile de l’église Saint-Ouen, Rouen (Wikimedia).
L’adéquation des pains
Francis Daoust | Saint-Sacrement (C) – 19 juin 2022
La multiplication des pains : Luc 9, 11b-17
Les lectures : Genèse 14, 18-20 ; Psaume 109 (110) ; 1 Corinthiens 11, 23-26
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
L’épisode dit de la « multiplication » des pains est un récit difficile à interpréter. Certains y voient un « simple » récit de miracles, d’autres, à la suite des Pères de l’Église, le perçoivent comme une préfiguration de l’eucharistie, d’autres encore y voient une allégorie portant sur la parole de Jésus. Il semble cependant plus pertinent de considérer ce récit comme étant une leçon transmise par Jésus à ses disciples quant à la mission qui les attend.
Un problème bien concret
Tel que mentionné plus haut, plusieurs exégètes expliquent le récit de la multiplication des pains comme étant le remplacement des aliments physiques par une nourriture spirituelle. Selon cette interprétation, les foules se repaîtraient de la parole de Jésus, qui foisonne à volonté, et éventuellement du témoignage des apôtres illustré par les Douze corbeilles.
Cette lecture allégorique est très jolie, mais elle ne colle pas au texte de l’Évangile de Luc qui parle d’un problème bien concret : la foule devra manger et il n’y a pas assez de nourriture. Ce n’est pas le manque d’enseignement qui préoccupe les Douze, mais l’insuffisance des vivres. De plus, le texte ne dit pas que Jésus se mit à leur annoncer l’Évangile, mais qu’il prit les pains et les poissons, les bénit, les rompit et les fit distribuer par les disciples. Notons aussi que le récit n’affirme pas que la foule écouta, mais qu’elle mangea. Nous avons bien ici un texte qui parle d’une réalité bien matérielle, corporelle et tangible.
La manne et les cailles
Le caractère concret de la situation racontée dans ce récit peut être appuyé par des parallèles établis avec l’épisode de la manne et des cailles dans l’Ancien Testament (Exode 16). Les deux épisodes en effet se situent au désert (Ex 16,1 ; Luc 9,12), prennent place en soirée (Ex 16,6 ; Lc 9,12), ont comme problème l’absence de nourriture pour une foule (Ex 16,3 ; Lc 9,12) et relient cette nourriture au ciel (Ex 16,4 ; Lc 9,16). C’est un problème bien tangible auquel font face Moïse et Aaron et nulle part n’est-il dit ou figuré symboliquement que Moïse combla la faim du peuple par l’enseignement de la Loi.
La pédagogie de Jésus
Les recherches les plus récentes sur le Jésus de l’histoire ont montré qu’il était un rabbi (Marc 9,5), c’est-à-dire un maître qui apprenait à ceux et celles qui le suivaient un savoir-être et un savoir-faire. Il existait des rabbis pour tous les corps de métier, qui donnaient une formation à la fois théorique et pratique fondée sur l’exemple. Jésus quant à lui enseignait, pourrions-nous dire, comment annoncer la Bonne Nouvelle, comment parler du Royaume, comment prier, guérir, chasser les démons et être en relation étroite avec celui qu’il appelait son Père. C’est vraisemblablement dans ce cadre qu’il faut comprendre l’épisode de la multiplication des pains : celui d’une occasion d’apprentissage pour les disciples.
Notons d’ailleurs que Luc situe ce récit tout de suite après celui de l’envoi des Douze en mission (Luc 9,1-9). Cette première mission est couronnée de succès. Mais à leur retour, voici qu’une tâche apparemment impossible les attend : nourrir une foule de cinq milles hommes avec seulement cinq pains et deux poissons.
Le réflexe premier des Douze face à ce défi est d’abord de renvoyer la foule à elle-même, à ses propres ressources : Renvoie la foule demandent-ils, afin qu'elle aille dans les villages et dans les campagnes des environs pour se loger et pour trouver de quoi manger (Lc 9,12). Mais Jésus refuse que les apôtres se défassent ainsi de leur responsabilité envers la foule et leur répond : Donnez-leur vous-mêmes à manger! (Lc 9,13). Voilà donc un premier enseignement du rabbi Jésus : pour être et faire comme lui, les disciples doivent se charger eux-mêmes de subvenir aux besoins de tous ceux et celles qui sont venus écouter le maître.
Les Douze répliquent immédiatement avec une objection : Nous n'avons pas plus de cinq pains et deux poissons, à moins d'aller nous-mêmes acheter des vivres pour tout ce peuple (Lc 9,13). Leur raisonnement se focalise encore sur les endroits habités. Pour eux, la seule solution est de se rendre en ville pour acheter de la nourriture, que ce soit la foule qui le fasse ou eux. Ils ne voient vraisemblablement pas de solution possible dans cet endroit inhabité. Leur manière de réfléchir n’est pas sans rappeler l’attitude des Hébreux qui se plaignaient de leur situation au désert et souhaitaient retourner en Égypte, là où ils étaient assis près des pots de viande (Ex 16,3). Notons aussi que Luc en rajoute en situant cet épisode à proximité de Bethsaïde, une ville dont le nom signifie « maison de la pêcherie » ou « maison de l'approvisionnement »!
La résolution du problème
Jésus montre alors aux Douze comment nourrir cette foule nombreuse, tout en les incluant dans le processus de résolution du problème, puisqu’il leur demande de diviser la multitude en groupes de cinquante. Il se tourne alors vers Dieu en levant les yeux vers le ciel (Lc 9,16). La manière d’être et de faire que le maître enseigne à ses apprentis est donc la suivante : lorsque vous vous retrouvez devant une situation visiblement sans issue, ne tentez pas de chercher des solutions du côté du confort du monde profane, mais faites comme moi et tournez-vous en toute confiance vers le Père. Cette « leçon » que les Douze ont besoin d’intégrer à leur agir n’est pas sans rappeler celle du livre de l’Exode : Ce soir, vous comprendrez que c'est Yahvé qui vous a fait sortir du pays d'Égypte (Ex 16,6).
Cela ne signifie pas qu’il suffit de s’en remettre au ciel et d’attendre passivement qu’un miracle se produise. Au contraire, Jésus agit et demande aussi aux disciples de faire quelque chose en vue de la résolution du problème. Mais cette action se fait en étant tournée vers Dieu et non en étant tournée vers les ressources externes qu’offre le monde profane. Elle ne se fait pas en retournant vers le confort du passé, mais en mettant sa confiance en Dieu, tout comme le peuple hébreu qui chemina en direction de la terre promise.
Il est à noter en ce sens que le miracle opéré par Jésus, via son orientation vers le Père, s’accorde avec les instructions qu’il donne aux Douze. En effet, Jésus fait la fraction des pains et des poissons et demande aux disciples de diviser la foule en plus petits groupes. De plus, le verbe grec employé par Luc pour parler de la fraction des pains et des poissons est kataklaô, qui signifie littéralement « briser vers le bas » et Jésus ordonne aux disciples de faire asseoir la foule.
Une multiplication?
Bien que nous ayons l’habitude de nommer ce récit celui de la « multiplication » des pains, ni ce terme, ni même cette idée, ne sont présents dans ce texte. On ne dit pas en effet que Jésus multiplia les poissons ou que chaque personne de la foule eut tel nombre de pains. Tout ce qu’on mentionne, c’est que Jésus fractionna le pain et que les paniers étaient remplis des morceaux restants.
Il y a certainement dans ce texte un appel au partage, comme si on disait qu’on ne manque jamais de rien quand on partage tout. Mais l’adéquation notée plus haut entre le fractionnement de la nourriture et la fragmentation de la foule est peut-être une précision supplémentaire sur la manière de résoudre le problème rencontré par les Douze, à savoir qu’il faut ajuster réciproquement le demandeur (la foule) à la chose demandée (la nourriture).
Ainsi, loin d’être un « simple » récit de miracle, l’épisode de « l’adéquation » des pains présente un Jésus enseignant, qui prépare ses disciples à la mission à venir. Il leur montre à se tourner avec confiance vers le Père, à favoriser le partage et à s’assurer d’ajuster la nourriture offerte aux personnes qui ont faim, et les personnes qui ont faim à la nourriture offerte. Cette leçon d’ajustement réciproque a l’avantage de s’appliquer à chaque époque changeante et à chaque situation particulière. Elle peut nous inspirer aujourd’hui dans notre manière d’adapter notre travail missionnaire pour qu’il soit nourrissant pour les personnes qui sont en quête de sens et dans notre manière de préparer adéquatement ces personnes en fonction de la nourriture offerte.
Francis Daoust est bibliste et directeur de la Société catholique de la Bible (SOCABI).
Source : Le Feuillet biblique, no 2763. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.