Pais mes brebis. James Tissot, 1886-1896. Aquarelle opaque et graphite, 24,4 x 16,2 cm. Brooklyn Museum, New York.
M’aimes-tu?
Julienne Côté | 3e dimanche de Pâques (C) – 1er mai 2022
L’apparition au bord de la mer : Jean 21, 1-19
Les lectures : Actes 5, 27b-32.40b-41 ; Psaume 29 (30) ; Apocalypse 5, 11-14
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
Sensibles à l’atmosphère du récit de Jean, nous pouvons nous demander ce que signifie ou symbolise le passage d’une nuit de travail infructueux, à l’aube qui se lève. Nous pouvons aussi regarder Jésus dont le visage, au début, est insaisissable, enveloppé de mystère, presqu’absent, et qui devient un visage connu. Enfin, nous pouvons entendre… la demande – ô combien discrète, retenue, touchante! – de Jésus : Pierre, m’aimes-tu…? Puis la réponse de Pierre qui, brève et sincère qu’elle est dans la lecture évangélique, devient saisissante de vérité dans le récit des Actes (5,27-32.40-41, première lecture).
Le récit d’une « bonne » prise
Thomas et les disciples ont vu et reconnu le Seigneur au soir de Pâques (Jean 20,1-10). Aujourd’hui le récit de la pêche surabondante présente un autre signe qui donne lieu à la reconnaissance du Ressuscité.
Le récit de Jean campe une scène de pêche. Mais… nous connaissons un autre récit de pêche miraculeuse, notamment celui de Luc 5,4-10, qui se situe au début du ministère de Jésus en Galilée, et où des pêcheurs de métier reçoivent comme mission de devenir pêcheurs d’hommes. Dans l’un et l’autre récit, on est sur les bords du lac de Génésareth, en pleine nuit, et le labeur est infructueux tant et aussi longtemps que le Maître et Seigneur n’est pas là.
Oui, les deux récits contiennent quelques ressemblances auxquelles s’ajoutent de nombreuses différences qui laissent deviner l’intention de Jean. Nous nous arrêterons à quelques éléments.
Il y a la différence relative aux poissons. Dans le récit de Luc, les filets, pleins à se rompre, renferment des poissons, bons et mauvais, qu’on triera sans doute sur le rivage comme l’indique la parabole du filet qui annonce le jugement définitif, à la fin du monde. Chez Jean, l’ordre est donné de jeter le filet à droite – lieu où se tiennent les élus (Matthieu 25,33) – et la prise est de 153 poissons, chiffre sur lequel bien des auteurs ont spéculé, et qui suggère la plénitude, la totalité, la foule immense des chrétiens qui deviennent membres de l’Église.
La pêche abondante dans un filet résistant est faite à partir d’une seule embarcation. La présence des disciples dans une unique barque est spécifique du récit de l’évangéliste Jean (en Luc, on en compte deux). C’est la barque de Pierre qui symbolise l’Église et sa mission auprès des hommes et des femmes de tous les horizons et de tous les temps. Le rôle de Pierre, oui, est ici délibérément mis en relief. À la lumière de la parole de Jean, c’est Pierre qui prend la décision d’aller pêcher ; il se précipite à l’eau pour rejoindre le Seigneur ; il ramasse le filet plein de poissons, et à la fin, il est là devant le Seigneur.
… où Jésus ressuscité manifeste sa présence
Jésus, au cours de cette pêche laborieuse, où se tient-il? Il n’est pas avec les siens dans la barque mais sur la terre ferme à attendre… attentif à l’activité des disciples et à la réalité de leur vie, présent à l’inefficacité de leurs efforts, prêt à aider et à intervenir au cœur de leur vie quotidienne. D’ailleurs c’est lui qui prend l’initiative : Jetez le filet à droite… Il leur demande de faire confiance et d’être disponibles.
… et où Pierre affirme son amour
Bien des auteurs ont établi un lien entre le reniement de Pierre et la triple question posée par Jésus à ce disciple. Est-ce possible que le Seigneur, dans une attitude revancharde, impose à Pierre une expiation de ce type? La réponse est bien sûr négative, et pour cause. Une explication est à chercher ailleurs, dans un usage juridique, semble-t-il.
À titre d’exemple, on signale Genèse 23,3-18 où, lors de la remise à Abraham de la grotte de Makpela – laquelle grotte servira à l’ensevelissement de Sara –, une triple formule est utilisée, conférant un caractère officiel au geste posé. Ici, dans la scène évangélique, la répétition signifie qu’est confiée à Pierre, de façon solennelle et officielle, la responsabilité de l’Église ; une charge pastorale particulière : Sois le berger de mes agneaux… (v. 15). Sois le pasteur de mes brebis… (v. 16). Sois le berger de mes brebis… (v. 17). C’est une mission de service dans la communauté, une mission qui s’enracine dans une volonté explicite du Pasteur unique à qui le Père a confié les brebis. Car, attention : c’est bien au Christ qu’appartiennent les brebis et les agneaux et c’est bien le Christ qui a autorité sur l’ensemble.
Cette mission d’autorité, et non d’honneur et de pouvoir, requiert un attachement radical et définitif au Christ, un cheminement constant vers cet attachement. Le récit, dans un même mouvement, relate la triple profession d’amour (vv. 15-17) et affirme que l’Apôtre a glorifié Dieu en livrant sa vie (v. 19).
La triple confession d’amour. Ce moment est sans doute pour Pierre une épreuve. Jadis il avait une propension à se mettre au-dessus des autres (Marc 14,29) et voilà qu’on semble le lui rappeler par l’expression : … plus que les autres. Aussi sa réponse apparaît embarrassée. Il préfère s’en remettre au jugement de son maître. Mais cela dit, il va affirmer avec force son attachement intérieur. Sa réponse jaillit du fond de lui-même. Il y livre toute la vérité de son être et le meilleur de lui-même. Et cette réponse, on le sait, a été vécue jusqu’au bout. En filigrane, au verset 19, il faut lire que Pierre a déjà connu le martyre. C’est donc d’un amour sans faille dont il est question, exemplaire, de cet amour qui caractérisait la vie du Maître et Seigneur, lui qui a livré sa vie pour le bonheur des humains.
Aujourd’hui
Nous sommes toujours, chacune et chacun de nous, beaucoup plus impressionnés par les gestes authentiques que par les discours brillants. Les gestes et les attitudes d’un individu crient ses valeurs et ses options. Ils disent avec force ce à quoi il croit, ce qui lui tient à cœur, ce sur quoi ou sur qui il mise sa vie, ce pour quoi ou pour qui il s’engage.
Aujourd’hui, l’attitude exemplaire de Pierre illustre bien ce propos. Le Oui, Seigneur, je t’aime, tu le sais, prononcé trois fois devant Jésus, a été monnayé par Pierre jusqu’à sa mort : il a parlé ouvertement du Christ malgré les interdictions et la persécution, il a donné sa vie comme ultime témoignage.
Cette réponse, il va sans dire, n’est pas l’apanage de Pierre, le pasteur du troupeau. Elle est l’ébauche de la réponse que tous les croyants d’aujourd’hui ont à donner. Un pas est franchi – et ce pas sera toujours une grâce reçue, un don de la bienveillance de Dieu –, lorsque nous reconnaissons la présence du Ressuscité au cœur de notre vie. Le disciple que Jésus aimait fut le premier à s’exclamer, dans la joie : C’est le Seigneur! Lui aussi, « mais dans le silence », comme l’a déjà signalé France Quéré, a répondu à la question : M’aimes-tu? Cette question qui nous rejoint, nous met sans cesse à nu, dans un face à face où l’amour authentique a à se dire. Quel ministère par excellence que celui de dire à Jésus qui il est! Ne fonde-t-il pas tous nos engagements et tous les autres ministères?
Membre de la Congrégation de Notre-Dame, Julienne Côté a fait ses études supérieures en théologie et en études bibliques à l’Institut catholique de Paris. Elle a écrit pour la revue Vie liturgique de 1985 à 1990 et collabore au Feuillet biblique depuis 1987.
Source : Le Feuillet biblique, no 2756. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.