Le martyr des frères maccabées. Antonio Ciseri, 1864. Huile sur toile, 463.5×265.5 cm. Église Santa Felicia, Florence (arthive.com).
Au-delà...
Patrice Perreault | 32e dimanche du Temps ordinaire (C) – 6 novembre 2022
La résurrection des morts : Luc 20, 27-38
Les lectures : 2 Martyrs d’Israël 7,1-2,9.14 ; Psaume 16 (17) ; 2 Thessaloniciens 2, 16 – 3,5
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
Nous approchons peu à peu de la fin de l’année liturgique. Les textes reflètent la dimension seigneuriale de Jésus de Nazareth. Ceci s’observe particulièrement dans la thématique de la venue du Christ à la fin des temps ou comme c’est le cas pour ce dimanche, il est traité de la résurrection comme enjeu. Si la liturgie dominicale peut rassurer, dans la foi, face à un au-delà bien mystérieux, peut-elle nous dire quelque chose de significatif pour l’ici-bas et le maintenant?
Il conviendra alors de changer d’angle, non pas pour tenter de dépasser les limites, mais pour découvrir que la source vivifiante ne débute aucunement au moment du trépas : elle traverse l’ensemble de la création dès maintenant comme le souligne Paul (Romains 8,22-25). Ailleurs, Paul décrit le dynamisme de vie puisé dans la résurrection : Autrefois, vous étiez ténèbres ; maintenant, dans le Seigneur, vous êtes lumière ; conduisez-vous comme des enfants de lumière – or la lumière a pour fruit tout ce qui est bonté, justice et vérité (Éphésiens 5,8). La Source nous convie à un regard autre dépassant les impasses contemporaines [1].
Au-delà des forces mortifères
Le premier texte nous offre une exhortation hagiographique exprimant une foi inébranlable en Dieu et en la résurrection. D’ailleurs le récit illustre une sorte de crescendo où la doctrine de la revivification (une traduction plus littérale) est développée. Nous passons du refus d’obtempérer et de respect de la Torah, à une profession de la résurrection perçue comme très matérialiste [2]. Ce passage culmine sur l’importance de la « réparation » pour les « justes ».
Il peut sembler étrange pour des personnes contemporaines que les restrictions alimentaires pour des motifs religieux entraînent une telle décision [3]. D’ailleurs, il convient également de faire preuve d’une certaine réserve lorsque la Torah, la « Loi », est mentionnée. Des siècles d’interprétations chrétiennes ont réduit à une caricature légaliste la relation complexe entre le judaïsme et la Torah. Il s’agit davantage d’un rapport à une orientation de vie, à un dynamisme, à une manière de voir le monde. L’antagonisme séculaire résulte, en partie, de conflits entre les pharisiens et les premières communautés chrétiennes dans le dernier quart du 1er siècle de notre ère. Cela s’est reflété dans la rédaction des évangiles.
Il importe de se rappeler que la dimension religieuse et ses institutions instaurent la société au même titre que l’économie remplit une fonction semblable dans la nôtre. Par conséquent, adopter des comportements religieux différents de ce qui est prescrit de manière normative revient à poser un geste subversif au-delà de ce qui est imaginable comme le montrent les personnages de notre récit, plus spécifiquement féminins.
Dans le récit, c’est ce que la mère et ses fils exécutent. Elle et ils affrontent un despote résolu à faire rentrer dans les « rangs ». Si, traditionnellement, l’accent a été mis sur le martyre des sept frères, le rôle du personnage féminin dans son rôle de mère ne doit pas être négligé. En effet, elle ne se comporte aucunement comme on peut s’attendre selon les stéréotypes [4]. Elle dévoile un regard et propose explicitement et implicitement : «dans un sens positif, d’importantes alternatives sociales et éthiques [5] ». Pour notre monde à la recherche d’une nouvelle relation plus harmonieuse avec les autres « terrestres », un tel narratif apparaît comme une bonne nouvelle pour l’ici et le maintenant.
Au-delà du politique et du religieux
La péricope évangélique de ce dimanche est précédée dans l’évangile de Luc par la relation entre les impôts et César. Le texte sur les taxes permet au personnage de Jésus de rejeter la forme antagoniste afin de privilégier une déconstruction/reconstruction de la notion d’autorité [6]. Le texte relativise, tout en reconnaissant une forme de légitimité, le pouvoir des autorités : certes on peut payer les taxes et impôts, mais les autorités demeurent, elles, soumises à la divinité. Une telle affirmation subvertit l’autorité terrestre pour la transférer ultimement à Dieu. La prétention du pouvoir à l’absolue omnipotence est ramenée à sa dimension fragile, vulnérable, contingente et par conséquent totalement humaine.
Au-delà de la matière
L’évangile de ce dimanche déconstruit tout autant le pouvoir sociopolitique que religieux [7]. En reprenant une injonction du remariage (ou loi du lévirat ; voir Deutéronome 25,5-6), les saducéens s’enlisent dans leurs raisonnements en poussant jusqu’à la parodie un cas d’école. Le récit dévoile comment il est possible de devenir prisonnier d’une manière de penser, de lire le réel sans arriver à identifier des voies de vie et de résurrection : les saducéens ne peuvent aucunement imaginer une existence autre que celle terrestre.
La réponse de Jésus provoque une brèche dans ce conformisme délétère : car ils ne peuvent plus mourir : ils sont semblables aux anges, ils sont enfants de Dieu et enfants de la résurrection (Lc 20,36) [8]. En d’autres termes, considérer que la vie se limite à l’unique reproduction de ce que nous connaissons, que l’avenir se borne à une terne immuabilité statique du présent, nie en quelque sorte les forces résurrectionnelles qui font surgir l’inattendu, l’inédit, voire l’inespéré [9]. La puissance de résurrection relance, en toute fécondité, les personnes et les sociétés en des directions de vie qui confond l’entendement de ce qui était considéré comme possible.
Au-delà des normes sociales prescrites
La parole du verset 36 ne concerne pas que la vie après trépas, mais constitue une critique assez sévère de la condition des femmes sous le joug patriarcal du mariage perçu uniquement sous le prisme de l’instrumentalisation de la maternité au service unique de la transmission du patrimoine. Si traditionnellement, des commentateurs y voient une exhortation au célibat à l’instar de Paul (1 Corinthiens 7,8) [10], la formulation a une portée plus grande : elle ne remet pas nécessairement en question les relations entre femmes et hommes, mais leur nature inégalitaire au sein des sociétés. Cela amène Luc à redéfinir la maternité non comme seule voie de « salut » pour les femmes, mais comme lieu d’expression du caractère même de disciple à l’image des relations définies par Jésus : On le lui fit savoir : « Ta mère et tes frères sont là dehors, qui veulent te voir. » Il leur répondit : « Ma mère et mes frères sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique (Lc 8,20-21). Autrement dit, la maternité, comme la famille, s’inscrit dans de nouveaux rapports égalitaires au sein des nouvelles communautés :
« Le transfert des termes familiaux signale qu’un nouveau groupe est formé. Même le statut honorifique de la maternité ― qui est essentiellement le sens et le rôle dans la vie d’une femme est défini différemment : La maternité est structurée par la condition de disciples et, celle-ci par la maternité [11]. »
Ce changement de paradigme permet de concevoir la maternité dans l’accueil de la puissance de résurrection :
« Comme la vocation prototypique de Marie est convertie de celui d’une mère avec les droits conventionnels qui y sont associés, à celle d’une maternité constituée exclusivement par l’accueil de la féconde et divine parole. Son rôle cesse de se limiter à elle, mais il devient une possibilité pour toutes les femmes [j’ajouterais toute personne] d’entendre la Parole et d’agir en conséquence. La maternité est alors dissociée de donner naissance et du rôle sexuée [comme construit social et culturel d’une personne] des femmes dans la reproduction [12]. »
En d’autres termes, les personnes, dans l’idéal chrétien, ne sont plus définies par des rôles structurés sur une hiérarchisation sexuelle, culturelle, politique ou religieuse que résume bien Galates 3,28 : Il n’y a plus ni juif ni grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous, vous ne faites plus qu’un dans le Christ Jésus. La réplique de Jésus implique donc :
« Qu’à l’intérieur de la communauté chrétienne aucune structure de domination ne peut être tolérée. Ga 3,28 [à l’instar de Lc 20,36] se conçoit donc mieux comme une définition de l’identité chrétienne communautaire que comme une affirmation à propos de l’individu baptisé. Ce texte proclame que dans la communauté chrétienne toutes distinctions de religions, de race, de classe, de nationalité et de genre sont sans signification [13]. »
L’idéal du commandement évangélique « d’aimer son prochain comme soi-même » (Lc 10,27), prend alors posture bien concrète où la puissance résurrectionnelle oriente vers une plus grande inclusivité des êtres terrestres (humains et autres) dans une intégration, jamais réductible à l’unique et à l’uniformité, de la diversité des cultures, des genres tout en faisant éclater les normes sclérosantes enfermant les personnes dans des rôles prédéterminés aliénants. L’évangile de ce dimanche dévoile littéralement comment la fécondité de la résurrection offre l’espace et l’horizon qu’un autre monde est possible au-delà de ce qui s’imagine aujourd’hui, mais qui s’édifie peu à peu, avec ses reculs et ses avancées. Une telle perspective représente foncièrement, au cœur de la création dont la pluralité de diversités nous échappe [14], l’espérance chrétienne.
Diplômé en études bibliques (Université de Montréal), Patrice Perreault a travaillé pendant longtemps en milieu paroissial. Il est maintenant impliqué dans divers groupes communautaires à Granby.
[1] Pour reprendre l’expression de Lytta Basset : La Source que je cherche, Paris, Albin Michel (Spiritualités), 2017.
[2] Cette conception matérialiste en est une parmi d’autres. On la retrouve dans les évangiles (Lc 24,39 ; Jn 20,20). Par contre Paul décrit la résurrection en termes plus spirituels : le corps qui ressuscite est davantage l’identité de la personne, en termes actuels, nous dirions le « je » (1 Co 15, 35-44). Il y a une diversité de conceptions de la résurrection dans la Bible. Cela traduit notre approximation pour parler de l’indicible.
[3]
Dans notre société, ces injonctions face à la nourriture se sont sécularisées et apparaissent les avatars des divers « régimes » entre autres pour se « purifier » (un vocable d’origine religieuse) se traduisant par la désintoxication, parvenir à une image corporelle souhaitée ou bien dans certains aspects plus problématiques voire pathologiques tenter de retrouver une forme maîtrise de soi ou des événements. Dans tous les cas, cela exige de repenser notre rapport à l’alimentation.
[4]
Le verset 21 parle même de « virilité » au-delà des perceptions genrées : « Elle exhortait chacun d’eux dans la langue de ses pères ; cette femme héroïque leur parlait avec un courage viril. » À cet égard, j’aime beaucoup la traduction d’Isabelle Lemelin qui rend davantage l’émotion du grec : « Elle animait, ses pensées/propos féminin•e•s d’une colère virile/humaine », Isabelle Lemelin, Le courage des femmes » dans Élisabeth Parmentier, Pierrette Daviau et Lauriane Savoy (dir.), Une bible des femmes. Vingt théologiennes relisent des textes controversés, Genève, Labor et Fides, 2018, p. 116. Pour l’autrice, cette utilisation de la virilité pour décrire le sentiment constitue une critique véhémente de la notion traditionnelle de la virilité associée à la violence (voir page 127).
[5] Isabelle Lemelin, op.cit., p. 123.
[6] Une autre lecture de ce passage suggère subtilement de payer les taxes à Rome. Cette incitation apparaissait raisonnable compte tenu de la persécution du christianisme à la suite de l’incendie de Rome. Les communautés chrétiennes cherchaient à faire profil bas afin de ne pas attirer l’attention.
[7] À la différence de nos propres institutions, les deux sphères n’en faisant qu’une. Elles étaient indissociables. La dimension religieuse, comme je l’ai mentionné plus tôt, est constitutive des sociétés antiques. Le pouvoir et les structures et leur agencement dépendent entièrement du lien avec le religieux.
[8] Dans l’évangile de Luc, il s’agit d’une rare référence à une forme de résurrection non matérialiste où le corps de la résurrection s’apparente à une conception plus spirituelle. De plus, la référence au fait qu’il s’agit du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob révèle que pour Jésus, ces personnes sont « vivantes » en Dieu, conforte l’idée d’un « corps spirituel », qu’elles sont en quelque sorte « ressuscitées » dans la dimension divine.
[9] Il s’agit d’un défi pour nos sociétés qui peinent à mettre en branle des solutions structurantes pour juguler les multiples crises auxquelles fait face l’humanité : sociale, politique, économique et environnementale. Tout ce qui est mis de l’avant, ce sont des propositions s’enracinant toujours dans le modèle industriel et consumériste. En d’autres mots, on ne nous met sur le tapis, sur le plan politique, que des avenues qui pérennisent le fonctionnement problématique de nos sociétés!
[10] Mary Rose D’Angelo, « The ANHP Question in Luke-Acts: Imperial Masculinity And The Deployment Of Women In the Early Second Century» dans Amy-Jill Levine et Marianne Blickenstaff (ed.), A Feminist Companion to Luke, New York, Sheffield Academic Press, 2002, p. 64.
[11] Turid Karlsen Seim, « The virgin mother: Mary and ascetic Discipleship in Luke», dans : Amy-Jill Levine et Marianne Blickenstaff (dir.), A Feminist Companion to Luke, New York, Sheffield Academic Press, 2002, p. 105 (traduction libre).
[12] Ibid.
[13] Elisabeth Schüssler Fiorenza, En mémoire d’elle. Essai de reconstruction des origines chrétiennes selon la théologie féministe, Paris, Cerf (Cogitatio fidei, 136), 1986, p. 303.
[14] Voir Catherine Keller, God Of The Impossible, Negative Theology and Planetary Entaglement, New York, Columbia University Press, 2015.
Source : Le Feuillet biblique, no 2774. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.