Le riche et Lazare. Tympan de l’abbaye Saint-Pierre de Moissac, 12e siècle (photo © Sébastien Biay).

Si consommer nous consomme...

Francine Robert Francine Robert | 26e dimanche du Temps ordinaire (C) – 25 septembre 2022

La parabole du riche et de Lazare : Luc 16, 19-31
Les lectures : Amos 6, 1a.4-7 ; Psaume 145 (146) ; 1 Timothée 6, 11-16
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

L’Évangile de Luc rassemble plusieurs enseignements de Jésus sur le thème des richesses et du partage. On va des béatitudes–malheuritudes à Zachée, des renversements que chante Marie aux rudes appels de Jean Baptiste, du riche qui rêve d’agrandir ses greniers à celui qui ignore Lazare, de l’héritage non partagé à l’intendant injuste déclaré « avisé » [1] . Tous ces textes propres à Luc rappellent l’importance du partage ou mieux, de la compassion active envers les démunis. Compassion que la parabole du « bon samaritain » élargit à tous les blessés de la vie, à l’image même de la compassion de Dieu (Lc 10,25-37 ; 6,36).

Tous ces textes ne se répètent pas vraiment. Ils abordent sous divers angles un problème complexe qui déborde beaucoup l’appel au partage : les dérives dans lesquelles la dynamique de l’argent peut nous entraîner sans qu’on s’en rende compte. Dérives assez proches de l’adage « L’argent est un bon serviteur et un mauvais maître ».

La parabole de Lazare et du riche vise à produire un choc. Dès le début, elle scandalise en soulignant à gros traits le contraste entre l’immense richesse et la misère extrême : habits somptueux et festins quotidiens (consommation style jet-set ?), contre peau malade, faim permanente et dignité bafouée par les chiens. Ce qui tombe de la table du riche pourrait rassasier Lazare : des morceaux de pain dont on a essuyé les doigts pleins de sauce. Lazare, pourtant assis dans sa porte, n’existe pas pour lui. Celui qui ne manque de rien ne voit pas celui qui manque de tout.

Mais la suite peut choquer aussi : le Dieu bon et aimant devient le Dieu Juge? Et ces renversements qui semblent automatiques : riche avant, pauvre après! pauvre avant, riche après! Surtout que le récit ne qualifie pas le riche de ‘mauvais’. Sa seule faute serait donc sa richesse, sa consommation effrénée? Si la parabole s’arrête au v. 25, elle est assez déprimante : soyons malheureux et misérables ici-bas pour être heureux au ciel! Voilà bien la « religion opium du peuple ».

Un grand abîme entre eux...

Le riche voit Lazare quand il est lui-même plongé dans une situation de manque et qu’il a enfin besoin d’aide. Ce détail suggère déjà la dérive que la parabole illustre : l’abondance peut rendre aveugle aux gens dans le besoin. Un aveuglement dommage pour le pauvre, bien sûr. Mais dommage aussi pour le riche. Ayant tout, ne recevant rien, il n’entre pas dans le dynamisme vital du Règne de Dieu, celui du donner-recevoir. Il s’en exclut lui-même. Le jugement qui tombe sur lui dans la mort est le miroir de ce qu’il a été dans sa vie : un homme replié sur soi, fermé au malheureux, donc coupé de Dieu.

L’abîme que Lazare ne peut franchir maintenant pour l’aider, l’argent l’avait déjà créé entre eux. Mais justement, cette sorte d’abîme, le riche aurait pu alors le franchir pour aider Lazare. Mais n’avoir besoin de rien ni de personne peut rendre égocentrique. Comme le businessman de la chanson : « J’ai ma résidence secondaire dans tous les Hilton de la Terre. J’peux pas supporter la misère. » (Claude Dubois, Le blues du businessman) On ne secourt pas ceux qu’on refuse de voir.

Le pauvre s’appelle « Dieu aide »

Le nom hébreu El’azar signifie « Dieu aide ». Dans un récit inventé pour faire réfléchir, ce nom doit être important comme clé de lecture, car dans toutes les paraboles, c’est le seul personnage que Jésus nomme. Ce nom, bien sûr, rappelle le souci constant de Dieu pour les gens en détresse.

Mais le choix de ce nom m’inspire une autre idée : la présence de Lazare pourrait-elle aider le riche? Hélas pour vous, les riches! disait Jésus (6,24). Leur sort l’attriste : leur surabondance peut bloquer en eux la dynamique du don. Dieu désire le salut de tous. N’offre-t-il pas au riche, à travers ce miséreux échoué à sa porte, la chance de donner, de sortir de sa bulle? Le don qu’il aurait pu faire à Lazare aurait apporté la vie au riche comme au pauvre, la Vie du ‘Dieu-qui-aide’. Il serait un peu entré dans la dynamique du Règne de Dieu. Tout comme dans la parabole qui précède celle-ci, l’intendant malhonnête recevra l’aide des endettés qu’il a un peu soulagés (16,1-9). Faites-vous des amis avec l’argent trompeur, dit Jésus. Ainsi, la présence des pauvres nous invite à partager la compassion de Dieu envers eux. Et en faisant cela, cette présence nous humanise nous aussi, et nous rend davantage enfants de Dieu (6,35-36).

Ils ont Moïse et les prophètes

Il est difficile de changer l’orientation qu’on a longtemps donnée à sa vie. Quand il voit enfin Lazare, le riche a le réflexe de le mettre à son service. Sans regretter son indifférence, sans même lui parler, il demande à Abraham d’en faire un instrument pour lui. Après un premier refus, il instrumentalise encore Lazare pour aider ses frères. Car voilà qu’il s’inquiète pour d’autres, enfin! Mais seulement pour ses plus proches, ses frères, avec qui, peut-être, il festoyait. Il n’a jamais su voir un « frère » en Lazare.

La dernière partie du dialogue montre bien que ce récit à propos des morts concerne les vivants. La mise en scène du monde des morts est construite pour faire choc. Pour lancer un appel urgent à la conversion. Ce langage imagé, familier aux auditeurs du temps, ne nous apprend rien sur le comment ou le quand du jugement. Il amplifie l’intensité et l’urgence de l’appel adressé aux vivants.

Abraham ne blâme pas l’attitude du riche durant sa vie : son propre héritage religieux le fait déjà. Car l’aumône est l’une des pratiques les plus importantes de la foi juive. Tout bon juif — et tout chrétien bien catéchisé — connaît les appels fréquents à la compassion envers les défavorisés dans la Torah et les prophètes. La consolation que Lazare reçoit maintenant rétablit pour lui la justice que Dieu attend de son peuple.

Dans le pays que le Seigneur ton Dieu te donne, tu n’endurciras pas ton cœur et tu ne fermeras pas ta main à ton frère pauvre (Deutéronome 15,7). Les prophètes répètent cet appel avec insistance. Comme Amos dans la première lecture : Hélas ! (...) Couchés sur des lits d’ivoire, vautrés sur les divans, ils mangent les agneaux, les veaux les plus tendres (...) et ne s’attristent pas du désastre d’Israël ! C’est pourquoi ils seront déportés (...). Finie la bande des vautrés ! (Amos 6,1-7) Parole dure, oui, parole de Dieu pour nous aider à devenir meilleurs.

Un miroir pour réfléchir

Le renversement de situation de Lazare et du riche rappelle le chant de Marie : Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles. Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides! (1,52-53). Ce sont là les fruits du Règne de Dieu que Jésus proclame.

Le Dieu bon et aimant n’est pas un Dieu mou et insignifiant! Le jugement de Dieu est le miroir de l’égocentrisme humain, qui empêche la société de devenir un véritable ‘peuple de Dieu’. Cette vocation de toute l’humanité n’est-elle pas, pourtant, fondée sur nos aspirations les plus profondes? Elle renvoie ainsi chaque adulte à sa liberté responsable. C’est cette responsabilité que le thème du jugement nous rappelle. Un peu comme nos « lanceurs d’alerte ». Le figuier stérile qui reçoit un délai par pure bonté devra porter du fruit, sinon il sera coupé, car il se coupe lui-même de ce qui fait sa vie véritable (13,6-9).

Il n’y aura pas de pauvre chez toi : cet idéal social de Deutéronome 15,4 nous semble hors d’atteinte. L’abondance et le superflu d’un côté, le manque du minimum vital de l’autre, tableau hélas d’une criante actualité! On se sent impuissant face aux systèmes socio-économiques, insistant à surconsommer et créateurs d’injustices. Qohélet l’écrit déjà 300 ans avant J.-C. : Si tu vois le pauvre opprimé, le droit et la justice violés, ne sois pas surpris. Car au-dessus d'un grand personnage veille un autre grand, et au-dessus d'eux encore des grands (Qo 5,7).

Pourtant, chacun de nous est appelé par Moïse, les prophètes et Jésus au même impératif : Tu aimeras ton prochain comme toi-même (Mc 12,28-32 ; Lévitique 19,18). L’argent peut contribuer à servir cela, s’il ne devient pas un maître. Les difficultés d’une société humaine à devenir le meilleur d’elle-même sont certes réelles. Mais il serait dommage qu’elles nous rendent aveugles à la personne à côté de nous, physiquement ou par le biais des bulletins de nouvelles. Et il serait encore plus dommage que l’énormité du défi nous empêche de croire en un avenir meilleur pour tous, et d’y travailler.

Diplômée en études bibliques, Francine Robert est professeure retraitée de l’Institut de pastorale des Dominicains (Montréal).

[1] Luc 1,47-55 ; 3,10-14 ; 6,20-21.24-25 ; 12,13-15.16-21 ; 16,1-9 ; 19,1-10.

Source : Le Feuillet biblique, no 2768. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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