Le gérant habile. Andreï Mironov, 2012. Huile sur toile, 80 x 70 cm (Wikimedia).
Un gérant astucieux ou rusé ?
Christiane Cloutier Dupuis | 25e dimanche du Temps ordinaire (C) – 18 septembre 2022
La parabole du gérant habile : Luc 16, 1-13
Les lectures : Amos 8, 4-7 ; Psaume 112 (113) ; 1 Timothée 2, 1-8
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
Aujourd’hui encore, la liturgie propose un ensemble de textes plutôt qu’un seul récit. Ce qui nous oblige à traiter plusieurs questions. En effet, « Lc 16, 1-13 pose une série de problèmes difficiles : quel est le lien entre la parabole et les diverses applications qui en sont données dans les vv. 9-13? Quelle est la finale primitive? Le verset 8a ou le verset 8 au complet (8a.b)? Au v.8 kurios désigne-t-il le maître de l'intendant (vv. 3 et 5 deux fois) ou Jésus lui-même? » [1]
Résumons la parabole
Nous voyons un intendant accusé (à tort ou à raison) par son maître de dissiper ses biens. Il semble qu'il ne soit pas à la hauteur. En quoi exactement? Pourquoi? Parce que le texte spécifie qu'il a « dissipé », « dilapidé » ou « gaspillé » les biens de son maître. Tel est le sens du verbe diaskorpizô, le même utilisé au chap. 15 pour le fils prodigue (15,24). Ce qui signifie qu’il serait simplement un gestionnaire incompétent ou négligent ou de mauvaise condition plutôt que malhonnête. Donc pas de parabole d'intendant malhonnête même si, in extremis, afin de se tirer d'embarras, il utilisera des moyens malhonnêtes. Son maître le convoque, lui ordonne de remettre ses comptes et de partir : Rends les comptes de ta gestion car tu ne pourras plus gérer mes affaire. Il doit donc présenter les livres de comptes pour son successeur. Renvoyé, sans perspectives d’avenir, il se met à réfléchir et se dit en lui-même : Que vais-je faire? Comme dans le cas du riche insensé, sa réflexion est toute centrée sur lui-même : « Mon maître me retire la gérance », « je ne puis pas », « j’en ai honte », « je vais faire », « quand je serai relevé », « ils me reçoivent » : cet intendant ne pense qu'à lui-même et à son futur Il ne se soucie aucunement des affaires de son maître. Cela explique probablement en partie sa mauvaise gestion et pourquoi le verbe utilisé pour l’accuser signifie « dilapider ou gaspiller plutôt que voler ». Ne compte que sa propre personne. Poussé au pied du mur, il devient subitement inventif et créatif. Ne dit-on pas que « nécessité est mère des inventions »? Il en est un puissant exemple. Ici au Québec, on dirait qu’il s’est viré sur un dix cents. Subitement, il se révèle un homme d’affaires astucieux, rusé et sans scrupule. Il imagine une solution simple, facile et payante, à la fois pour lui et pour les débiteurs de son maître (vv. 5-7).
Il demande d’abord à chacun le montant qu’il doit, ce qui confirme son incompétence ou sa négligence car c’est lui qui devrait savoir ces choses. Le premier avoue devoir cent sacs d’huile et le second cent sacs de blé. Il propose alors au premier une réduction de dettes de 50%, ce qui est considérable et au second une réduction de 20%, ce qui est impressionnant aussi si on recule dans le temps et même si leur valeur varie selon que l’on consulte le Premier Testament, les écrits de Qumrân ou Flavius Josèphe. Nous n’avons aucun point de repère dans le 2e Testament pour ces différentes mesures. On sait quand même qu’il s’agit de 100 baths d’huile pour le premier débiteur et que le second doit 100 kors de blé. L’exégèse moderne s’entend sur le fait que ce sont de très grosses quantités : 3 500 litres d’huile et 2 000 litres de blé [2]. Il y a plus de 60 ans, J. Jeremias [3] évaluait cette remise de dettes en deniers pour cette époque plutôt qu’en argent pour notre temps. Il estimait que la dette du premier équivalait à 1 000 deniers et celle du second à 2 500 deniers, soit l’équivalent du salaire de trois à cinq ans d’un ouvrier agricole! On devine qu’une telle remise de dette sera récompensée et que son désir sera exaucé : Qu’il y ait des gens qui m’accueillent chez eux. On a droit au déroulement du stratagème : le débiteur écrit lui-même le montant de sa dette (démontrant l’insouciance du gérant) et reçoit en échange un reçu validant le faux montant. Le tour est joué et la question réglée. Arrive alors la finale surprenante : Et le maître fit l’éloge du gérant trompeur parce qu’il avait agi avec habileté.
Origine de la parabole
Luc a reçu de la tradition cette parabole que l’on ne retrouve dans aucun autre récit évangélique. Il y a accord unanime chez les exégètes sur deux points : Luc a transmis fidèlement la parabole et les vv. 9-13 n'étaient pas primitivement liés à la parabole, mais lui ont été ajoutés soit par Luc, soit par un compilateur prélucanien. Pour certains exégètes, Jésus se serait inspiré d’un fait divers connu des auditeurs. Peu importe ce qui a inspiré Jésus, la question qu’on se pose depuis des siècles est de savoir si la parabole s’arrête au v. 7 ou se termine au verset suivant. Car il n’y pas entente entres spécialistes sur la question de « qui parle » au v. 8a et 8b, le maître de l’intendant ou Jésus? Pourquoi ce dilemme? À cause du mot grec kurios.
Le verset 8a a posé question au sujet du mot kurios traduit par « maître », les experts se demandant si le mot kurios désigne le maître du gérant ou Jésus. Ils ont développé cinq arguments pour démontrer que c’est le maître qui parle et six arguments pour démontrer que c’est Jésus. On ne peut les rapporter ici. Ce n’est pas le propos. Sachons seulement que derrière cette recherche argumentaire pointue se cache la question : Jésus aurait-il pu louer la malhonnêteté? Quand on lit attentivement le récit, il semble pourtant logique que le v. 8a relève de Jésus puisque le v. 8b vient de lui et explicite le pourquoi de cette louange : c’est une interpellation aux fils de lumière pour qu’ils fassent preuve eux aussi de débrouillardise. En effet, quel intérêt Jésus aurait-il eu à raconter un simple fait divers et pourquoi la tradition en aurait-elle conservé la mémoire s’il n’y avait pas eu une leçon importante à retenir en entendant pareil verset : Et le maître loua ce gestionnaire malhonnête car il agit (« il fit », trad. litt. du grec epoihsen) de façon avisée? C’est pourquoi de nombreux exégètes soutiennent que la parabole se termine au v. 8 et considèrent les vv. 9-13 comme des appendices.
Les liens entre la parabole, le v. 9 et les vv. 10-13
Ces différents versets, ajoutés par Luc ou par un compilateur prélucanien, présentent diverses interprétations liées à la parabole. Il est frappant de voir le parallélisme entre les vv. 4 et 9:
Je sais ce que je ferai (v. 4)
faites-vous des amis; (v. 9)pour que lorsque j'aurai été éloigné, ils me reçoivent dans leurs maisons (v. 4)
pour que lorsque l’Argent disparu, ils vous reçoivent dans leurs tentes éternelles. (v. 9)
À l’évidence, le v. 9 fait corps avec la parabole ; on devrait donc en tenir compte dans l’interprétation de celle-ci et ne pas l’enfermer dans une seule façon de lire ou de comprendre. De plus, on se demande si ce v. 9 a été composé pour faire une suture avec les versets 10-12 même s’il y a un hiatus entre eux et ce verset : on passe, en effet, du partage de l’argent avec les pauvres pour se faire des amis à la fidélité à apporter pour la plus « petite affaire » y compris l’usage de l'argent. On met l’accent sur la confiance et ses conséquences quand celle-ci n’est pas au rendez-vous. On met aussi en garde contre l’argent « trompeur ». Il faut savoir que dans l’Antiquité l’argent était représenté par le dieu Mamon. D’où le v. 13 qui est une mise en garde sur qui l’on veut servir.
Actualisation de la parabole et des versets 9-13
1. La parabole nous interpelle directement en tant que « fils/filles de lumière » (trad. littérale du grec). Jésus semble avoir constaté que les « fils de l’ère » (trad. littérale signifiant les fils du monde) se montrent beaucoup plus inventifs et créatifs que les fils de lumière pour trouver des solutions et développer leurs relations. Il met l’accent non seulement sur l’ingéniosité de ceux-ci mais aussi sur leur rapidité. Quand on constate la lenteur de notre Église à s’ajuster au monde du 21e siècle et à son manque d’imagination totale pour s’adapter, intéresser, attirer les gens en quête de sens ou à la recherche d’une spiritualité, on en déduit que cette interpellation n’est vraiment pas entendue! C’est donc aux laïcs à entendre cet appel et à se montrer créatifs en misant sur leurs compétences professionnelles, leur art de s’ajuster, leur meilleure connaissance du cœur humain parce que totalement immergés dans le monde avec les souffrances et les problèmes de celui-ci ; parce que capables aussi de reconnaître ses besoins, percevoir ses attentes, discerner ses beautés et ses richesses pour les mettre au service des démunis de toutes sortes.
Les laïcs doivent réaliser que c’est à eux à prendre en main leur Église dépassée par le temps, les cultures émergentes et les événements. Combien, parmi nous, sont compétents, habiles dans leur domaine, en position d’autorité dans leur milieu? Dépêchons-nous de mettre ce savoir et cette compétence au service de notre communauté et du monde autour de nous. Qu’attendons-nous pour nous montrer aussi créatifs et inventifs au service du Seigneur que nous le faisons au niveau de notre métier?
2. Le v. 9 nous donne un conseil extraordinaire sur l’art de gérer notre argent et de nous conduire en authentiques enfants Dieu. C’est même, à la limite un conseil pratique : tromper l’Argent trompeur qui veut qu’on l’adore en le trompant à notre tour. Tromper l’Argent trompeur, signifie tromper le Dieu Argent (Mamon). Comment? En partageant cet argent (selon nos moyens et notre capacité) avec les personnes dans le besoin.
3. Suivent les vv. 10-12 qui nous invitent justement à nous montrer fidèles, dignes de confiance dans la gestion des biens temporels afin d’être jugés dignes d’une bonne gestion des biens spirituels. Et c’est justement là qu’au 21e siècle nous devons intervenir plus que jamais. Jésus nous interpelle à développer la fidélité à ce que Dieu nous demande en fonction de qui nous sommes et de ce que nous savons faire. C’est une exhortation à nous sentir responsables en tant que chrétiens et chrétiennes, à nous investir dans notre communauté.
4. Le v. 13 nous met devant un choix radical : servir Dieu ou servir le dieu Argent. Nous baignons dans un monde matérialiste où la surconsommation est reine. Cette interpellation de Jésus est brûlante d’actualité et concerne chacun et chacune d’entre nous. À nous d’y réfléchir sérieusement!
Formatrice spécialisée en études bibliques, Christiane Cloutier Dupuis détient un doctorat en Sciences religieuses (option Exégèse) de l’UQÀM.
[1] Gérard Rochais, notes de cours, UQÀM, 1995.
[2] Michel Gourgues, Les paraboles de Luc, Médiaspaul, 1997, p. 174.
[3]
Joachim Jeremias, Les paraboles de Jésus, Xavier Mappus, 1962, p. 240.
Source : Le Feuillet biblique, no 2767. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.