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Heureux, vous les pauvres ?

Francine Robert Francine Robert | 6e dimanche du Temps ordinaire (C) – 13 février 2022

Le bonheur et le malheur : Luc 6, 17.20-26
Les lectures : Jérémie 17, 5-8 ; Psaume 1 ; 1 Corinthiens 15, 12.16-20
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.

Il y a plusieurs béatitudes dans les Évangiles. Les plus connues sont celles de Matthieu 5,3-11. Et celle dite à Thomas, heureusement pour nous : Heureux ceux qui ont cru sans avoir vu (Jean 20,29). Peut-être aimerions-nous pouvoir bénéficier de toutes les béatitudes. Même si l’idéal que Matthieu 5 nous propose est un sommet de perfection humaine, on peut toujours travailler à développer ces attitudes. Mais franchement, qui aimerait se faire dire Heureux toi, le pauvre, la pauvre? Et qui donc oserait dire cette phrase à une personne vraiment démunie? À un sans-abri de Montréal? aux migrants entassés dans les camps? ou à ces parents afghans acculés à vendre leur fillette de 9 ans pour que leurs autres enfants ne meurent pas de faim? [1]

Ce texte de Luc est l’un des plus dérangeants des Évangiles. Surtout que cette version des béatitudes est certainement plus proche des paroles de Jésus que celle de Matthieu 5. Jésus parle de gens en situation concrète de pauvreté et de détresse.

La béatitude déclare un bonheur actuel, présent, pour des gens pauvres, affamés, malheureux. Comment peut-on imaginer que les pauvres et les affligés puissent se réjouir maintenant? La formulation suggère le bonheur de l’espérance : à ceux dont la vie présente est pénible, elle ouvre un avenir, celui du Règne de Dieu. Mais la première béatitude est formulée au présent : le Règne de Dieu est à vous. Signe que le Dieu du Règne est déjà à l’œuvre. Car en Jésus il commence déjà à agir, à transformer le sort des malheureux.

Luc l’illustre bien dans son introduction aux béatitudes : une multitude de gens viennent de partout, pour l’entendre et se faire guérir de leurs maladies. Ceux que tourmentaient des esprits impurs étaient guéris, et toute la foule cherchait à le toucher, parce qu’une force sortait de lui et les guérissait tous (v. 17-19). Jésus ne se contente pas d’encourager les souffrants ; il s’occupe d’eux, il leur manifeste en actes concrets le souci de Dieu pour eux. Pourquoi la liturgie coupe-t-elle les versets 18-19? [2] On lit la même attitude de Jésus quand Jean envoie lui demander s’il est le messie, qui inaugure le Règne de Dieu. Entre la question et la réponse de Jésus, Luc insère un délai : À ce moment-là Jésus guérit beaucoup de gens de maladies, d’infirmités, etc. Puis il dit aux envoyés : Allez dire à Jean ce que vous avez vu et entendu : les aveugles voient, les boiteux marchent, (...) la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres. Cette finale, qui résume tout, ouvrait le premier discours de Jésus sur sa mission : Il m’a envoyé proclamer aux pauvres la Bonne Nouvelle (7, 20-23 ; 4, 18).

En Luc, les béatitudes parlent de Dieu

Les paroles de Jésus n’expriment pas un idéal abstrait ni une consolation après la mort. Elles reflètent son expérience : il est ému et mobilisé par les gens souffrants. Étant lui-même vulnérable, il partage la souffrance humaine, toujours témoin de la compassion infinie de Dieu. C’est pourquoi on peut dire que les béatitudes proclamées ici sont d’abord théologiques : elles parlent de Dieu plus que de nous, de son souci pour les gens mal pris.

C'est la foi profonde du Premier Testament. Les nombreux mots qui y désignent les pauvres évoquent les démunis, mais aussi tous les gens en position de faiblesse et de fragilité. Devenus la proie des riches et des puissants, ils sont exploités, méprisés, humiliés et laissés pour compte. Seul le roi peut leur rendre justice en contrôlant les riches. Il doit être le protecteur du pauvre, de la veuve et de l’orphelin, selon la formule fréquente des prophètes et de la Torah. Le Psaume 72 le dit bien : Ô Dieu, donne au roi ton jugement, au fils de roi ta justice, qu’il rende à ton peuple sentence juste et jugement à tes petits. Il jugera le petit peuple, il sauvera les enfants du pauvre, il écrasera leurs bourreaux. Car il délivre le pauvre qui appelle et le petit qui est sans aide. Il les défend contre la brutalité et la violence, leur sang est précieux à ses yeux. Ce Psaume aurait bien introduit à l’Évangile d’aujourd’hui.

Mais puisque les rois réels ne résistent pas aux corruptions, aux puissants et aux riches, les petites gens espèrent le jour où Dieu lui-même régnera sur son peuple. En ce jour de justice, les sans pouvoir seront délivrés des prédateurs. C’est le Dieu que Marie célèbre, Celui qui renverse les puissants, élève les humiliés, comble de biens les affamés et renvoie les riches les mains vides. (Luc 1,46-53). Son chant rappelle l’alléluia du Psaume 146, l’exultation d’Isaïe 49,8-18, et plusieurs autres textes. Cet avenir ouvert aux petits est la signature du Règne de Dieu.

Cela ne veut pas dire que ceux-ci sont meilleurs que les autres, plus pieux, plus vertueux. L’affirmation de Jésus repose sur un présupposé qui ne relève pas de la psychologie des pauvres, mais de la psychologie de Dieu. Sur un présupposé théologique : l’affirmation de Jésus repose sur une certaine idée qu’il se fait de Dieu en tant que roi. En tant que roi, Dieu se doit à lui-même d’avantager, par sa justice, les pauvres, les petits, les faibles, ceux qu’on exploite et qu’on opprime. (...) Ce qui est en cause, ce ne sont pas les dispositions spirituelles des pauvres mais bien les dispositions royales de Dieu. Ce qui est en cause, en réalité, c’est l’idée que nous nous faisons de Dieu. [3]

Charité ? compassion ? partage ? solidarité ?

Ces mots reflètent diverses réponses à l’interpellation dérangeante du Dieu des béatitudes. Ils ne sont pas équivalents, mais ils représentent nos efforts dans l’inégal combat contre l’appauvrissement et la détresse.

Qui pensera qu’il ne vaut pas la peine de consoler une personne affligée ou de visiter un malade, sous prétexte qu’on ne peut pas consoler tous les malheureux ni visiter tous les malades? Jésus n’a pas guéri tous les paralysés et les aveugles de son temps, ni nourri tous les affamés de Galilée.

Il en va de même pour la pauvreté. Les mécanismes socio-économiques complexes échappent à notre contrôle. Ils sont, disons-le, démobilisants et décourageants. Pourtant, notre capacité d’aider reste réelle. Mon don à la Croix-Rouge pour les familles afghanes est une goutte d’eau dans un désert. Mais peut-être qu’à mille dons... Et le petit geste envers telle personne a une portée immense, s’il nourrit son espérance, restaure sa dignité et, qui sait, rend la Bonne Nouvelle de Dieu crédible pour elle.

Pouvoir compter sur nous peut aider quelqu’un à croire qu’il peut compter sur Dieu. Le texte de Jérémie, en première lecture, est particulièrement mal choisi. Pris dans son contexte, ce serait compter sur des idolâtres. Or Dieu, selon Jérémie et Jésus, compte sur notre fidélité à son souci pour les gens mal pris. Les malheureux devraient savoir qu’ils peuvent compter sur nous, à tout le moins en monde juif ou chrétien.

Le film “Les fils” m’a encouragée [4]. Ce documentaire sur la pastorale sociale des Fils de la Charité dans le quartier défavorisé de la Pointe-Saint-Charles à Montréal (1965 à 1973) illustre qu’on peut agir sur notre milieu. La confiance en la capacité des gens à se prendre en main portent des fruits de transformations durables, qui inscrivent en actes concrets la proclamation de Jésus : Heureux vous, les pauvres, le Règne de Dieu est à vous. Guy Cousin, un prêtre de cette équipe réfléchissait ainsi :

Ai-je évangélisé ? certainement très peu au niveau du discours où j’avais l’habitude de surabonder. Mais peut-être bien au niveau de la pratique, en ce sens que j’ai pu, par une certaine forme de témoignage, aider des gars à adopter des comportements ou des mentalités conformes à ce qui est proposé dans l’Évangile. Quand on passe de la solitude à l’amitié, quand on passe de l’individualisme à la solidarité, quand on passe de la peur à l’audace, on traverse du même coup du côté de l’Évangile. Quand on brise les chaînes de l’oppression, quand on refuse d’abdiquer sa dignité, on est tout proche du Royaume de Dieu. Quant à l’étape ultérieure d’une profession de foi dans le Christ vivant, nous n’en savons ni le jour, ni l’heure.

Il est bon de se réjouir de l’action d’autres témoins du souci de Dieu pour les malheureux, qui ajoutent de toutes sortes de manières à nos actes personnels et limités. Et surtout, qui nous gardent ouverts à la compassion de Dieu, de sorte que, en écoutant les nouvelles, on ne peut s’empêcher de penser « Fais venir ton Règne, Seigneur! »

Quel malheur pour vous, les riches ?

Hélas ! pour vous, comme c’est triste, leur dit Jésus. Peut-être que votre richesse dépend de la pauvreté. La parabole du riche et du pauvre Lazare peut éclairer cette parole étrange (Luc 16,19-31). Elle suggère que quand on ne manque de rien, il devient difficile de rester conscient et ouvert aux gens qui vivent le manque. Or cette ouverture à l’autre est aussi la brèche par laquelle Dieu peut entrer dans notre vie. N’avoir besoin de personne, c’est parfois hélas bien proche de n’avoir pas besoin de Dieu.

Diplômée en études bibliques, Francine Robert est professeure retraitée de l’Institut de pastorale des Dominicains (Montréal).

[1] Vu aux nouvelles du 2 novembre : https://www.tvanouvelles.ca/2021/11/02/parwana-9-ans-vendue-a-un-homme-de-55-ans-en-afghanistan
[2] Noter aussi que l’Alléluia oriente la lecture vers la 4e béatitude en citant la ‘récompense dans le Ciel’...
[3] Citation de J. DUPONT, Le message des Béatitudes (Cahiers Évangile 24), Cerf, 1978, p. 17-18.
[4] Disponible sur https://vimeo.com/ondemand/lesfils/

Source : Le Feuillet biblique, no 2743. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.

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