L’entrée du Christ à Jérusalem. Antoine van Dyck, 1617. Huile sur toile, 150 x 229 cm. Museum of Art, Indianapolis (Wikipedia).
Un sauveur paradoxal
Patrice Perreault | Dimanche des rameaux et de la passion (B) – 28 mars 2021
Entrée messianique du Seigneur à Jérusalem : Marc 11,1-10
Messe de la Passion : Isaïe 50, 4-7 ; Psaume 21 (22) ; Philippiens 2, 6-11 ; Marc 14, 1 – 15, 47
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
Avec le dimanche des Rameaux, débute le cycle de la Semaine sainte. Certes, comme l’an dernier, la Semaine sainte se vit cette année dans des conditions plus ardues : les pratiques liturgiques communautaires se célébrant par l’intermédiaire du web ou du téléviseur redessinent l’expérience chrétienne dans un ensemble virtuel où chacune et chacun est plus ou moins confiné.e. Un avantage que procure cette nécessité consiste à prendre conscience que la vie chrétienne se définit avant tout par les relations et la vie communautaire. L’expérience de la pandémie et de ses conséquences offre également une autre avenue : celle d’approfondir des textes qui nous sont si familiers qu’ils ne semblent plus réserver de surprises. Or, plusieurs de ces textes portent le sceau du paradoxe : comment l’impuissance totale d’un crucifié peut-elle être source de salut collectif?
Une vocation prophétique
Le contexte de ce passage d’Isaïe reflète le questionnement des motifs de l’exil du peuple d’Israël à Babylone. Dieu nous a-t-il abandonné? L’Alliance est-elle rompue par Dieu? Dans un style réquisitoire, les premiers versets de ce chapitre dévoilent qu’Israël ne s’est pas montré à la hauteur des exigences du contrat. La diatribe prophétique propose une clé de lecture : Israël s’est retiré de l’Alliance éprouvant ainsi les conséquences de cette rupture.
Dans ce contexte, il n’est guère surprenant que l’accueil du prophète soit mitigé pour ne pas dire carrément hostile. D’une certaine manière, l’oracle d’Isaïe reflète l’expérience parfois pénible d’être un ambassadeur de Dieu, son porte-parole. Si dans les versets précédents, le prophète met en scène le réquisitoire de Dieu face à son peuple (Is 50,1-3), la seconde partie devient plus personnelle : il y dévoile la réception de son ministère ; dans le style des confessions de Jérémie : Jr 11,18-12,6 ; 15,10.17-18 ; 18,18 ; 20,10.14-18 ; 23,9. Le procès qu’adresse l’auteur au peuple n’est guère reluisant : le prophète est persécuté et rejeté par les siens. Il trouve réconfort en Dieu.
L’interrogation surgit face à de telles tribulations : pourquoi ne renonce-t-il tout simplement pas? Un indice se dessine dès les premiers versets. Il s’agit d’un mouvement intérieur irrépressible qui pousse le prophète à exprimer sa perception des évènements accablants Israël. La confiance que réserve Isaïe à Dieu lui permet de traverser l’adversité. D’une certaine manière, les obstacles rencontrés deviennent eux-mêmes une partie de sa prédication. Ils authentifient le bien-fondé de son ministère. Il s’agit en quelque sorte d’un témoignage.
Un roi peu (im)puissant
L’évangile de l’entrée « triomphale » à Jérusalem a de quoi déconcerter. Il reprend en grande ligne la prophétie de Zacharie : Exulte de toutes tes forces, fille de Sion ! Pousse des cris de joie, fille de Jérusalem ! Voici ton roi qui vient à toi : il est juste et victorieux, pauvre et monté sur un âne, un ânon, le petit d’une ânesse (Za 9,9). Loin de reprendre l’ostentatoire de la puissance (le cheval est réservé aux hauts dignitaires), le récit révèle une attitude d’humilité puisque l’utilisation de l’âne pouvait être plus courante à l’époque.
Il convient plutôt de voir cette entrée comme une manifestation eschatologique comme le souligne Za 9,10 : Ce roi fera disparaître d’Éphraïm les chars de guerre, et de Jérusalem les chevaux de combat ; il brisera l’arc de guerre, et il proclamera la paix aux nations. Sa domination s’étendra d’une mer à l’autre, et de l’Euphrate à l’autre bout du pays. Le récit identifie donc Jésus comme la figure messianique et eschatologique attendue. Comme il est loisible de le constater, l’attente messianique est complexe et très diversifiée : s’agit-il d’une figure sacerdotale ayant préséance sur le « Messie politique » comme certains cercles le croyaient [1]? Ou bien d’une personne libératrice de l’oppression du conquérant romain? Tous ces courants se côtoyaient dans la Palestine du 1er siècle de notre ère.
Il s’avère possible que les disciples aient considéré Jésus comme plusieurs le percevaient : quelqu’un qui favoriserait les personnes exclues, celles qui ploient sous un joug social, politique et économique. Une telle attente est exprimée dans le Magnificat :
Le Puissant fit pour moi des merveilles ; Saint est son nom !
Sa miséricorde s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent.
Déployant la force de son bras, il disperse les superbes.
Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles
Il comble de biens les affamés,
renvoie les riches les mains vides (Luc 1,49-54).
Ce passage constitue sans doute l’écho de l’espoir pour bon nombre de personnes admirablement bien exprimé dans le Psaume 72 (71) :
Dieu, donne au roi tes pouvoirs, à ce fils de roi ta justice.
Qu’il gouverne ton peuple avec justice, qu’il fasse droit aux malheureux!
Montagnes, portez au peuple la paix, collines, portez-lui la justice!
Qu’il fasse droit aux malheureux de son peuple,
Qu’il sauve les pauvres gens, qu’il écrase l’oppresseur !
Ce n’est qu’à lumière de cette expectative qu’il est possible de mesurer la tragédie de la mort de Jésus pour les disciples. Néanmoins, la relecture marcienne de l’entrée à Jérusalem laisse entrevoir le paradoxe même de la Passion : l’espérance messianique se concrétise par le rejet de l’emploi de la force et par conséquent de la contrainte. C’est plutôt par la reconnaissance de la liberté et de la dignité de l’autre, par l’invitation au changement, à la transformation personnelle et collective que le « salut » peut s’opérer. D’ailleurs, n’est-ce pas ce que représente l’entrée à Jérusalem : celle d’un « roi » préoccupé par le sort des gens éloignés des centres de pouvoir? En d’autres termes, l’entrée de Jésus constitue un premier paradoxe : le salut tant attendu correspond certes à une œuvre divine, mais est également et totalement tributaire de son accueil par les êtres humains. Il ne prend jamais forme par l’imposition de règles ou de directives émanant d’un pouvoir hégémonique, mais par l’adhésion des êtres humains à cette orientation de vie.
La croix, un signe paradoxal
C’est dans cette optique qu’il est possible d’envisager l’événement de la croix. En effet, la crucifixion demeure incompréhensible si elle est détachée de l’ensemble de la vie de Jésus. Dans cette perspective, la vie et la pratique de Jésus revêtent un caractère paradigmatique pour l’existence humaine comme le décrit la regrettée théologienne Sallie McFague :
[Jésus] n’est pas avant tout intéressé par un bouleversement politique, mais, et cela ressort de manière évidente dans ses paraboles et paroles de sagesse, il était opposé aux diverses formes de domination et d’assujettissement qui placent certaines classes au sommet de la hiérarchie et d’autres aux rangs inférieurs voire d’exclusions ; que ce soit à cause de lois de pureté, de pratiques alimentaires, de discrimination de genre, de disparités économiques ou de groupes ethniques et/ou racisés. Par-dessus tout, il a incité à imaginer une vie différente, une vie qui se centre sur Dieu et sur l’inclusion de toutes et de tous. Il nous invite à vivre selon cet idéal. Il s’agit d’une perspective révolutionnaire car elle va à l’encontre des hiérarchies et des dualismes sociaux normatifs […] [Jésus] nous invite à voir le monde d’une toute autre façon. […] [Cette] vision du monde entre en collision frontale avec une conception individualiste et méritocratique de la vie humaine ; conception sacralisant la distinction entre les personnes bien intégrées et celles qui sont exclues, entre les possédants et celles qui n’ont rien. [Le regard de Jésus] procède résolument selon une optique de la vie humaine qui se veut foncièrement communautaire, égalitaire et inclusive de tous les êtres vivants. [2]
Par conséquent, sa crucifixion représente le rejet par les autorités de la posture prophétique de la vie et de l’enseignement de Jésus. Il importe ici de souligner comment pour les disciples, la mort de Jésus représente avant tout un échec et une terrible désillusion. Le règne de Dieu leur apparaît alors comme une douce chimère face au réel [3]. Pourtant, c’est dans cette ultime fragilité que le salut s’opère (2 Corinthiens 4,7 ; 12,9-10).
La deuxième lecture s’inscrit dans ce mouvement (Philippiens 2,6-11). Il s’agit là d’un second paradoxe : par l’impuissance « choisie », la fragilité et la vulnérabilité s’ouvre une véritable voie salutaire d’humanisation vers une forme d’autonomisation tant sur le plan personnel que collectif. En fidélité à son Père, Jésus témoigne qu’il est possible et même encouragé de vivre de manière pleinement humaine au sens noble du terme.
La Croix comme symbole d’unité
Si la crucifixion était perçue comme un symbole infamant qui ‘anathémisait’ et retranchait de la communauté la personne condamnée, le récit de la crucifixion de Jésus opère exactement l’inverse en unifiant des groupes qui se bannissaient mutuellement. Il s’agit d’un troisième paradoxe : la croix qui sépare devient l’instrument d’une possible réconciliation. En effet, le passage de Mc 15,38 est révélateur d’une véritable révolution : le voile du Temple se déchire de haut en bas. Ce voile séparait le Saint du Saint des Saints (Ex 26,33). Ce symbole pourrait signifier qu’il n’y a plus aucun lieu humain où Dieu est absent. La présence divine ne se cantonne pas à des endroits spécifiques. Tout devient lieu de rencontre avec Dieu. Cela élargit la Première Alliance à l’ensemble du monde. Par ailleurs, la rencontre avec les autres peuples s’observe avec une véritable reconnaissance de Jésus en Mc 15,39 où le centurion affirme le caractère messianique de la croix : Le centurion qui était là en face de Jésus, voyant comment il avait expiré, déclara : « Vraiment, cet homme était Fils de Dieu ! » Ainsi, les deux groupes, païens et juifs, qui s’ostracisaient réciproquement se retrouvent unis dans une seule communauté de destin (Romains 10,1-12). Le christianisme offre la possibilité de déconstruire les anciens clivages (Galates 3,28).
Un salut concret dans la vie
Le salut chrétien ne concerne pas que la vie religieuse, mais elle implique la vie quotidienne. Il appartient à l’humanité de le concrétiser au cœur des relations humaines :
« En premier lieu, la foi chrétienne est perçue comme un élément qui déstabilise les attentes et les normes sociales. À tout le moins, elle ébranle les divisions et les divers dualismes habituels. En second lieu, la foi chrétienne est inclusive rejoignant la personne faible, l’étrangère, l’exclue. En troisième lieu, la foi chrétienne est antihiérarchique et aux antipodes du triomphalisme, elle met l’accent sur la métaphore du roi qui devient serviteur, un roi qui souffre pour et avec les personnes opprimées [4]. »
Le salut s’opère également non par des moyens spectaculaires et miraculeux, mais par la force de l’amour, de la solidarité, de la fraternité, de la compassion, de l’empathie et de la reconnaissance de la dignité de chacune et de chacun comme le décrit ce poème d’une femme indienne anonyme qui révèle le premier sens de l’eucharistie qui célèbre la vie ainsi que la mort/résurrection de Jésus :
À tous les midis à douze heures
Dans la chaleur suffocante
Dieu vient à moi
sous la forme
de deux cents grammes de gruau.
Je Le connais dans chaque grain
Je Le goûte dans chaque bouchée
Je communie à Lui lorsque j’avale
Car il me garde en vie, avec
deux cents grammes de gruau.
J’attends jusqu’au prochain midi
Je sais qu’Il viendra :
Je peux espérer vivre une journée de plus
Parce que vous avez fait que Dieu vienne à moi
sous la forme de deux cents grammes de gruau.
Je sais maintenant que Dieu m’aime
Je l’ignorais jusqu’au moment où vous avez fait que cela est possible
Maintenant je comprends ce que vous dites à propos
de Dieu qui a tant aimé ce monde
qu’Il donne son Fils, son Fils bien-aimé
À tous les midis par vous. [5]
Diplômé en études bibliques (Université de Montréal), Patrice Perreault a travaillé pendant longtemps en milieu paroissial. Il est maintenant impliqué dans divers groupes communautaires à Granby.
[1] Certains éléments de cette perception sont rencontrés dans la communauté de Qumrân. Pour de plus amples informations voir Béatrice Bérubé : « Le messianisme dans les mouvement religieux ».
[2]
Sallie McFague, Life Abundant. Rethinking Theology and Economy for a Planet in Peril, Minneapolis, Fortress Press, 2001, pp. 172-173. (Traduction libre)
[3]
La référence du jeune s’enfuyant nu dans la nuit en Mc 14,50-52, bien que traditionnellement considéré comme autobiographique, ne reflèterait-elle pas davantage une image de la communauté déroutée tout autant par la crucifixion que les persécutions dont elle est l’objet?
[4]
Sallie McFague, Models of God. Theology for An Ecological, Nuclear Age, Minneapolis, Fortress Press, 1987, 46-47. (Traduction libre).
[5]
Poème anonyme, « God as Food for the Hungry », dans Ursula King (ed.), Feminist Theology from the Third World. A Reader, Maryknoll New York, Orbis Books, 1994, pp. 259-260. (Traduction libre)
Source : Le Feuillet biblique, no 2702. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.