Le Christ guérit la cécité de Bartimée. William Blake, circa 1800. Tempera, crayon et encre noire sur toile; 260 x 381 mm. Centre Yale d’Art britannique, New Haven. (photo : Wikipedia)
Qui est Bartimée ? Qui est Jésus ?
Francine Robert | 30e dimanche du temps Ordinaire (B) – 24 octobre 2021
Guérison de l’aveugle Bartimée : Marc 10, 46-52
Les lectures : Jérémie 31, 7-9 ; Psaume 125 (126) ; Hébreux 5, 1-6
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
Ce récit de guérison est très original dans le livre de Marc : Bartimée est le seul malade dont on connaît le nom, et le seul personnage guéri qui ‘suivra’ Jésus, un peu comme un disciple. De plus, les titres ‘Fils de David’ et ‘rabbouni’ ne sont utilisés qu’ici. Il vaut donc la peine qu’on lui prête attention comme récit de miracle d’abord, et qu’on l’interroge aussi comme reflet possible de l’expérience de tout disciple du Christ.
Un aveugle décidé
Bartimée est immobile au bord du chemin, et marginalisé par la foule en marche qui refuse de l’entendre. Pourtant il prend l’initiative et appelle Jésus deux fois en criant. Son insistance, soulignée par l’hostilité de la foule, fait de lui un personnage très autonome malgré son handicap. Seuls deux autres récits de guérison mettent en scène une foule-obstacle (mais pas hostile) : le paralysé de Capharnaüm et la femme hémorragique (Mc 2,1-5 ; 5,24-34). Chaque fois l’obstacle met en valeur le désir actif de la personne qui réussit à le surmonter. Et chaque fois le texte désigne la démarche comme manifestant la foi. Avec Bartimée, on a là les trois seuls récits où Marc indique clairement la foi mise en œuvre. Elle est l’acte d’un sujet actif et bien décidé, un JE solide.
Contrairement aux gens qui l’accompagnent, Jésus se sent interpellé par les appels à l’aide de l’aveugle, et interrompt sa marche vers Jérusalem. Sa compassion agit aussitôt sur la foule, qui devient bienveillante envers le malade et l’encourage : Confiance, lève-toi! Comme quoi on peut parfois vaincre l’indifférence des gens devant le malheur de quelqu’un, en manifestant nous-mêmes le désir d’aider.
Bartimée se lève d’un bond et abandonne son manteau. Le détail est significatif, car le récit a précisé qu’il est mendiant. Dans l’héritage biblique, son manteau est considéré comme son seul bien, sa sécurité, son abri. Si on a pris en gage le manteau d’un pauvre, contre un prêt, on doit le lui rendre au soir, même s’il n’a pas remboursé sa dette (Exode 22,26-27). Le récit suggère donc que Bartimée est prêt à tout perdre pour obtenir de Jésus ce qu’il désire.
Autre particularité : Jésus lui demande ce qu’il veut... comme si ce n’était pas évident! La réponse est brève et claire : je veux voir! La réponse de Jésus est tout aussi brève et claire : Va, ta foi t’a sauvé. Et aussitôt guéri, Bartimée suivra Jésus sur le chemin, au bord duquel il restait jusque là assis, immobile.
Ce récit de guérison, plein de détails, de mouvement et de revirements, est éclairant sur la détermination, l’importance de la confiance et la solidarité compatissante.Une brève histoire de salut réussie, racontée de manière à nous donner envie d’en faire partie nous aussi.
Pour rendre justice au contexte de l’Évangile de Marc, il faudrait comparer ce récit à son autre récit de guérison d’un aveugle, à Bethsaïda (8,22-26). Leurs différences sont stimulantes pour enrichir la réflexion : l’aveugle de Bethsaïda était passif, amené par d’autres, et Jésus a du refaire les gestes d’une guérison laborieuse, alors qu’ici, sa parole et la foi active de Bartimée suffisent à lui ouvrir les yeux.
Des disciples aveugles
Ce récit ne semble pas parler des disciples ; ils sont juste là, marchant avec la foule. Pourtant plusieurs indices invitent à voir en Bartimée un symbole des disciples. L’indice le plus clair est la finale, car l’expression ‘suivre’ Jésus définit souvent le disciple (voir 1,16-20 ; 2,14 ; 10,21). Le thème du chemin est aussi très présent depuis 8,27. C’est le chemin de Jésus vers Jérusalem et la passion ; un chemin sur lequel des disciples ont bien du mal à le suivre, justement. Marc utilise donc ce récit un peu comme une parabole ; un autre niveau de sens déborde le simple fait raconté.
La question un peu surprenante de Jésus à Bartimée, il vient tout juste de la poser, dans les mêmes mots, à deux disciples : Que voulez-vous que je fasse pour vous? Ils ont demandé à partager sa gloire (10,36-37). C’est le récit de dimanche dernier. Les disciples rêvent de gloire et n’ont pas d’oreille pour entendre Jésus qui vient d’annoncer sa passion une troisième fois. Ils s’inquiétaient de leur grandeur après la deuxième annonce, et Pierre réprimandait Jésus après la première annonce (9,30-37 ; 8,30-33).
Les disciples ont bloqué leur regard sur la figure fascinante d’un messie triomphant, et du coup, ils deviennent aveugles sur les choix de Jésus, qui refuse la puissance. Tout comme ils restent sourds à ses enseignements sur la grandeur du plus petit et du serviteur. Déjà en 8,18 Jésus leur disait : Vous avez des yeux : ne voyez-vous pas? Vous avez des oreilles : n’entendez-vous pas? Les sourds et les aveugles ne sont pas toujours ceux qu’on pense...
Bartimée appelle Jésus ‘Fils de David’, titre populaire qui désigne le Messie comme roi héritier de David. Un titre parlant surtout pour les gens de Judée et de Jérusalem, ville de David et de la lignée royale. Juste après ce récit, Jésus entre à Jérusalem et la foule l’acclame en l’associant au « règne de David notre père » (11,10). On souligne souvent que l’aveugle Bartimée montre, en criant ce titre deux fois, qu’il ‘voit’ mieux que la foule la véritable identité de Jésus. Mais on oublie que les disciples résistent aux enseignements de Jésus justement depuis qu’ils ont reconnu en Jésus le Messie qu’ils espèrent. On dirait que ce titre les rend sourds et aveugles à tout le reste.
D’ailleurs le récit de l’autre aveugle, à Bethsaïda, précède tout juste cette profession de foi de Pierre (8,23-33). On peut reconnaître dans la demi-guérison de l’aveugle la réponse de Pierre à la question ‘Qui dites-vous que je suis ?’ Pierre voit quelque chose de vrai sur Jésus, mais se trompe sur la suite : c’est une demi-confession de foi. Car les disciples qui reconnaissent Jésus comme Messie s’engagent dès lors sur un chemin de gloire et de grandeur. Ils refusent le choix de Jésus pour la non-puissance et son chemin vers l’abaissement de la Passion. Ils en restent à une vision limitée et incomplète de l’envoyé de Dieu.
Bartimée appelle ensuite Jésus ‘rabbouni’, une forme familière de ‘rabbi’, qui signifie ‘mon maître’, i.e. celui qui m’enseigne. On passe trop vite sur ce titre, qu’on pense moins élevé que ‘Fils de David’. Pourtant on ne le voit jamais dans les récits de guérison ; seuls les disciples disent ‘rabbi’. Pourquoi ce titre ici? Après les enseignements répétés de Jésus, que les disciples semblent ne pas entendre, il est peut-être temps de se mettre enfin à son école et d’écouter ce qu’il a à dire quand il appelle à dépasser les images puissantes du messie. En laissant son manteau Bartimée, a ‘tout quitté’. Ils doivent faire de même, quitter leurs présupposés sur les moyens que Dieu utilise pour se faire connaître.
Tout ce que veut Bartimée, c’est voir. Belle figure de ces disciples qui doivent désirer voir et entendre, pour enfin ‘suivre Jésus’ sur son chemin. Ce chemin où jusque là ils restent assis, immobiles dans leurs perceptions de lui. Le ‘vouloir voir’ de Bartimée est mis en valeur par la réponse de Jésus. Car personne, même Jésus ou Dieu, ne peut nous forcer à comprendre ce qu’on ne veut pas comprendre. Symboliquement Bartimée illustre que pour progresser dans la découverte d’un Dieu si étonnant, il nous faut vouloir, consentir, et non rester passifs comme l’aveugle de Bethsaïda.
Ce récit dépasse l’anecdote et ouvre sur une portée générale. Nous pouvons nous demander en quoi nous sommes aveugles devant les chemins que Dieu nous propose, dans la manifestation de son amour. Y voir plus clair et suivre Jésus, c’est définir toute la vie chrétienne. On n’en est plus au point zéro de l’itinéraire, mais on se traîne parfois les pieds sur le chemin que Dieu choisit de prendre avec nous, jusqu’au fond de la fragilité et de la détresse humaines. Dans notre voyage spirituel, il reste des zones d’ombre, des trous noirs. Mais l’aveugle qui se sait aveugle a toutes les chances de découvrir la lumière.
Diplômée en études bibliques, Francine Robert est professeure retraitée de l’Institut de pastorale des Dominicains (Montréal).
[1] La première lecture est choisie, malheureusement, pour orienter la compréhension dans ce sens. Mais Isaïe ne parle pas de rançon ni de rachat ici. Il réserve ces mots pour évoquer la délivrance, comme en 43,1-4 ; 44,22-24 ; 63,9 ; etc.
Source : Le Feuillet biblique, no 2591. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins
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