Vocation de saint Pierre et saint André. James Tissot, 1886-1894. Aquarelle, 24,4 x 16,8 cm. Brooklyn Museum, New York (Brooklyn Museum).
Devenir disciple peu à peu
Francine Robert | 5e dimanche du Temps ordinaire (C) – 10 février 2019
Jésus appelle ses premiers disciples : Luc 5, 1-11
Les lectures : Isaïe 6, 1-2a.3-8 ; Psaume 137 (138); 1 Corinthiens 15, 1-11
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
Dans l’Évangile de Luc, le récit d’appel des premiers disciples est original, différent de sa source Marc 1,16-20. En Marc et Matthieu, cet appel est présenté comme le premier acte de Jésus : un récit très schématique où l’appel suscite la « suivance » immédiate, sans question ni hésitation. Luc le déplace et offre un récit plus long, qui enrichit la dynamique de la relation entre Jésus et Pierre. Il est plus réaliste aussi : en plaçant l’appel après les récits d’enseignement et de guérisons à Capharnaüm, il est vraisemblable que ces hommes soient motivés à suivre un Jésus qu’ils connaissent déjà un peu et qu’ils ont vu à l’œuvre. En fait, ce récit reflète mieux l’expérience de tout disciple chrétien : être rejoint par Dieu ou Jésus là où on est, se sentir concerné personnellement, puis découvrir peu à peu qui est vraiment ce Seigneur qui devient plus signifiant pour nous.
Nous sommes au bord du lac, comme dans le récit de Marc. Mais la foule est là aussi, attirée par l’enseignement de Jésus qui proclame la parole de Dieu. Cette force d’attraction de la Parole de Dieu est centrale dans tout le deuxième livre de Luc : les Actes des apôtres. Hier comme aujourd’hui, bien des gens ont faim et soif d’entendre la Bonne Nouvelle du Dieu libérateur et accueillant. Ce Dieu que Jésus a proclamé à Nazareth dans le récit des deux dimanches précédents.
Ce point de départ d’un récit d’appel est suggestif : ceux qui suivront Jésus sont déjà situés dans le cadre de la mission à venir. On reconnaît ici la vision que Luc a de l’Église, toute orientée vers cette proclamation, au service des gens qui la cherche et l’espère. L’Église née à la Pentecôte est essentiellement missionnaire (Ac 2).
De la collaboration à la confiance
La première étape de la relation entre Jésus et Pierre est suscitée par ce contexte : pour enseigner à la foule qui se presse autour de lui, Jésus a besoin d’une certaine distance. Solution pratique, une barque. Pierre et les autres reviennent d’une nuit de pêche. Jésus exprime une première demande : l’éloigner un peu du bord pour l’aider à mieux parler à la foule. La demande dérange peut-être les projets de Pierre, mais elle est plutôt gratifiante de la part d’un prédicateur déjà populaire. La relation Jésus-Pierre commence donc par un besoin de Jésus, relié à sa mission. Du coup, Pierre y est déjà associé, et ainsi distingué de la foule.
On ignore quel enseignement la foule et les pêcheurs ont entendu, car le but de ce récit est l’appel des disciples. La seconde demande de Jésus va engager Pierre un peu plus : aller au large et jeter les filets. Pierre exprime une légère réticence avant de coopérer : on a pêché toute la nuit. Ce que Jésus propose contredit son expérience professionnelle. Après tout, ce n’est pas sa compétence à la pêche qui rendait Jésus célèbre. Apprécions la finesse du récit de Luc : il a précisé que Pierre est propriétaire de la barque, il est donc ‘le seul maître à bord après Dieu’. ‘Maître’ au sens de patron, chef, et non au sens du mot habituel pour ‘celui qui enseigne’. Or c’est justement par le mot grec ‘chef’ que Pierre désigne Jésus, et non par le classique ‘maître’. Comme s’il répondait : d’accord chef, on fait comme tu dis, même si c’est une idée bizarre. En donnant à Jésus un titre qui lui reconnaît une autorité, Pierre franchit une étape dans sa relation à lui, une étape de confiance.
De la crainte sacrée au compagnonnage
Confiance bien placée : la pêche est si abondante que les filets se déchirent et les barques enfoncent ! Pierre ne se dit pas : avec ce coup de filet prodigieux ma pêche est faite pour la semaine. Il reconnaît l’abondance démesurée de Dieu, le seul qui comble les besoins avec une telle libéralité. Et le seul véritable ‘maître de la mer’ (Ps 95,5).
Pierre réagit en se jetant aux pieds de Jésus, conscient de sa petitesse. Car voici une présence de Dieu dangereusement proche. Dans l’Antiquité, l’approche du divin est un processus délicat et menaçant. La crainte religieuse est un réflexe, comme la crainte devant tous les puissants de ce monde : je ne suis pas à la hauteur, il peut m’écraser. Surtout dans la foi monothéiste juive, foi au Dieu unique, le Tout Autre, le Transcendant.
Cette frayeur de Pierre devant le sacré, on la retrouve dans la première lecture, le récit de vocation du prophète Isaïe (Is 6,1-8). Situé en contexte liturgique dans le temple, le récit insiste sur la présence impressionnante de Dieu. Isaïe ne peut que se sentir indigne devant Lui, « le Seigneur de l’univers. » Le geste rituel d’un ange lui donnera l’indispensable purification de ses fautes.
Pourtant, l’expérience de Pierre, située dans le cadre de la vie ordinaire, ne sera pas celle d’Isaïe. Lui aussi déclare : Je suis un pécheur. Mais Jésus ne répond pas en le purifiant. Il lui dit plutôt qu’il n’a rien à craindre de lui ni de Dieu. Car l’Incarnation révèle un Dieu qui se fait proche et qui nous accompagne là où nous sommes.
Cette déclaration de Pierre, qu’on ne lit que dans Luc, prend tout son sens dans le contexte où ce récit est placé. Elle offre l’occasion de concrétiser la déclaration de Jésus à Nazareth : il proclame venu le temps du Dieu accueillant, peu importe les fautes, les fragilités et les faiblesses (Luc 4,18-19). Pierre est le premier des nombreux autres que Jésus accueillera, pécheurs et impurs, publicains et exclus. Devenir disciple, c’est d’abord avoir compris et accueilli ce visage de Dieu. Sinon, comment serait-il possible de partager ensuite la mission de Jésus, qui est de témoigner de ce Dieu ?
Ce sera l’objet de la troisième proposition de Jésus à Pierre : devenir un rassembleur à sa suite. Inviter les gens à accueillir ce visage du Dieu qui libère les captifs et rend la vue aux aveugles. La pêche devient la métaphore de la mission chrétienne, avec la promesse de fécondité. Aussi avec la collaboration indispensable. Car la phrase laissant tout ils le suivirent est au pluriel. Jacques et Jean, compagnons de Simon-Pierre, sont concernés par cet appel. Luc a déjà souligné l’importance de leur collaboration : il a fallu la deuxième barque pour aider à ramener la pêche. Il n’y a pas de mission ecclésiale sans une communauté vivante et solidaire.
La progression de l’expérience croyante est bien mise en valeur dans ce récit. Il valorise la relation personnelle que Jésus construit patiemment avec quelqu’un : il vient le chercher dans le quotidien de sa vie, et lui propose des engagements progressifs. Bien des gens ont déjà ‘prêté leur barque’ et leur temps, dans diverses formes de bénévolat. Recevoir l’enseignement de Jésus peut conduire à une autre étape, celle de la confiance en lui. Ce qu’on vit alors peut nous amener à passer de ‘maître’ à ‘Seigneur’, comme Pierre. À dépasser la perception de Jésus comme maître de sagesse, à qui on peut faire confiance, vers la découverte étonnante de la révélation de Dieu en lui. L’engagement personnel comme témoin devient alors possible.
La seconde pêche miraculeuse. James Tissot, 1886-1894. Aquarelle, 15,6 x 25,4 cm. Brooklyn Museum, New York (Brooklyn Museum).
Une autre pêche surabondante
Ce récit de Luc ressemble à celui de Jean 21 : pêche de nuit infructueuse, obéissance à l’invitation de jeter les filets, pêche prodigieuse, rôle de Pierre en lien avec un autre disciple. Comme bien des souvenirs sur Jésus, ce récit a pu circuler sans contexte précis, en page détachée. Luc le combine avec un récit de vocation des premiers disciples. La communauté johannique l’a plutôt relié aux expériences d’apparition. Les deux choix sont pertinents et, surtout, complémentaires, car la véritable vocation chrétienne s’enracine dans l’expérience de Pâques et la présence du Ressuscité, même pour ceux et celles qui ont été disciples de Jésus pendant sa vie.
Diplômée en études bibliques, Francine Robert est professeure retraitée de l’Institut de pastorale des Dominicains (Montréal).
Source : Le Feuillet biblique, no 2606. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.