Le Christ à la synagogue (esquisse d’une œuvre inachevée). Nikolai Ge, 1868 (WikiArt).
Accueillir le Dieu accueillant
Francine Robert | 4e dimanche du Temps ordinaire (C) – 3 février 2019
Échec de Jésus à Nazareth : Luc 4, 21-30
Les lectures : Jérémie 1, 4-5.17-19 ; Psaume 70 (71); 1 Corinthiens 12, 31–13, 13
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
Dans l’introduction de son livre (1,1-4), Luc disait son intention d’offrir une catéchèse pour consolider la foi en Jésus Christ. Pour réaliser cela, il présente le début de la mission de Jésus dans un long récit qui annonce les thèmes essentiels de son Évangile : c’est la grande scène d’enseignement à Nazareth. Le texte de ce dimanche donne la suite de ce récit solennel, commencé la semaine dernière. Il vaut mieux en relire le début : Luc 4,14-21. Le jour du sabbat, à la synagogue de Nazareth, Jésus lit un passage d’Isaïe qui proclame une Bonne Nouvelle de libération. Il annonce ensuite que ce programme de salut commence à s’accomplir dès aujourd’hui.
Ce thème de l’accomplissement des Écritures est important pour Luc. Il le reprendra, en écho de sa scène d’ouverture, dans les récits d’apparition qui clôturent son Évangile (24,25-27.44-45). Luc est pourtant un Grec qui écrit pour des chrétiens grecs. Peut-être devait-il les convaincre — et nous aussi — de la pertinence du Premier Testament pour éclairer notre foi, et de son rôle essentiel dans la catéchèse chrétienne.
La composition du récit de Nazareth est rigoureuse : dans chacune des deux sections, Jésus donne un enseignement appuyé sur les prophète, suivi d’une réaction des gens.
Une parole difficile à entendre
Dans la première partie, la déclaration de Jésus à propos du texte d’Isaïe (61,1-2) suscite une réaction d’abord positive : on lui ‘rend témoignage’, on est impressionné. Le commentaire des gens montre qu’ils comprennent bien ce texte d’Isaïe rappelant la fidélité de Dieu à son peuple : on déclare que Jésus prononce des paroles de grâce, i.e. des paroles qui disent la gratuité du don de Dieu.
Ils ont pourtant un petit problème avec l’identité de Jésus : on le connaît, on connaît sa famille. Ce « petit gars du coin » peut-il vraiment être un envoyé spécial de Dieu ? Celui par qui l’œuvre de libération annoncée va se réaliser ? Ce problème est souligné aussi dans le récit traditionnel qu’on trouve en Mc 6,1-6.
À partir de là, l’ambiance positive du récit bascule. Jésus commente longuement et assez durement leur hésitation. Il dit tout haut ce que certains pensent sans le dire : montre-nous si tu es bien celui que tu prétends être. Appuie ton identité sur des actes : ce que tu as fait à Capharnaüm, fais-le donc ici aussi dans ta patrie !
Quand le don devient un dû
Le dicton « Médecin, guéris-toi toi-même »qui précède cette attente de miracles ressemble à notre « cordonnier mal chaussé ». Pourtant les guérisons seraient pour eux, non pour lui. On dirait que ces gens proches de Jésus, famille, voisins, amis d’enfance, se situent comme le prolongement de lui-même, de son propre corps : tu nous dois bien ça, puisque toi et nous, c’est tout un. En parlant ainsi, Jésus donne une interprétation de l’attitude des gens, une sorte de diagnostic : Isaïe nous dit que Dieu est fidèle à son peuple, donc sois toi-même fidèle aux gens de ton patelin. La gratuité du don de Dieu — parole de grâces — est oubliée. Le don est devenu un dû.
Le second dicton est plus familier et traditionnel, car il est aussi dans Marc, Matthieu et même dans Jean (4,44). Je vous le dis, aucun prophète n’est bien accueilli dans sa patrie. Chez Mc-Mt-Jn ce dicton vient souligner le problème d’identité évoqué plus haut. On te connaît trop ; on hésite à te reconnaître comme quelqu’un de vraiment important.
Mais avec ce qui précède, i.e. la réclamation de guérisons présentée comme un dû, le dicton change de sens ici. Ce n’est plus l’identité de Jésus qui est difficile à accueillir, mais la gratuité du don de Dieu. D’ailleurs le verbe est changé dans le dicton : Jésus ne parle pas du prophète ‘méprisé’ mais du prophète non ‘accueilli’. C’est le même verbe-adjectif qui parle de Dieu au v. 19. Ainsi, celui qui proclame le ‘Seigneur accueillant’ n’est pas accueilli. La suite de l’enseignement de Jésus que montre c’est bien là le vrai problème des gens.
Pas de passe-droit pour les amis ?
Jésus revient aux prophètes pour illustrer que la gratuité de Dieu n’est pas un dû. Il structure ses deux exemples pour rendre évident qu’Élie et Élisée ont manifesté un Dieu favorable à des étrangers (1 R 17,9-16 ; 2 R 5). Les récits de la veuve de Sarepta et du lépreux syrien montrent que la bonté de Dieu peut atteindre tout mal pris de ce monde. Les veuves sont particulièrement vulnérables et sans défense, et les lépreux sont les grands exclus du salut. Figures des malheureux à qui Dieu manifeste sa sollicitude, les veuves et lépreux reviennent dans d’autres récits propres à Luc, comme la veuve de Naïm et les dix lépreux (7,11-17 ; 17,11-19 ; 18,1-8).
Dans ce deuxième enseignement la répétition crée un schéma : deux fois, Dieu envoie un prophète pour révéler sa bonté non pas à l’intérieur mais à l’extérieur du peuple de l’Alliance. Ce même schéma est mis en œuvre dans le récit : Jésus a guéri des gens de Capharnaüm, mais rien n’est dû à ses proches de Nazareth, les gens de l’intérieur. Non parce que les Nazaréens ou Israël n’intéressent pas Dieu. Mais parce que la gratuité de Dieu n’est un dû pour personne. Le « Seigneur accueillant » du v. 19 est ouvert à tous et ignore les frontières. Tant pis si ça ne plaît pas à tout le monde ! On le voit quand Jésus accueille les pécheurs (même verbe ‘accueillir’) ; il suscite la critique des pharisiens ou des bonnes gens de Jéricho (7,34 ; 15,1-2 ; 19,7).
On comprend mieux la raison de ce schéma si on se rappelle que Luc écrit son Évangile pour des Grecs. Les chrétiens de Luc ont aussi accès au salut offert, même si Jésus de Nazareth s’enracine dans l’histoire et la tradition d’Israël. Il reprendra ce même schéma dans son livre des Actes : le messie a été proclamé d’abord à Israël, mais le Dieu accueillant sera finalement accueilli surtout par des païens. Ce thème de l’universalité est si important pour Luc qu’il l’a intégré dès le premier acte de la vie publique de Jésus, dans ce récit de la visite à Nazareth.
L’insistance de Luc sur l’universalité du salut est importante pour nous, issus de toutes les nations, car au départ Jésus était bien ce Messie auquel la tradition juive a préparé la voie. Mais nous devons nous aussi entendre l’enseignement à Nazareth : l’appartenance au peuple de Dieu ne constitue pas une ‘assurance-salut’. On ne peut pas confisquer à notre tour le salut offert à tous, ni prendre pour acquis les ‘traitements de faveur’. Le récit montre l’ambivalence qui peut habiter toute expérience croyante. Se réjouir de la faveur de Dieu, mais ne pas aimer partager ses bonnes grâces avec d’autres peut-être moins méritant... On risque toujours de transformer le don en dû, comme le frère aîné de la parabole (15,25-32). Le Dieu révélé en Jésus ne fonctionne pas sur la base des privilèges : il est le Dieu soucieux de tous les mal-pris de ce monde, peu importe leur religion.
Cette fois la réaction des gens est violente ; ils sont remplis de colère. La finale de Luc est plus tragique que celles de Marc et Matthieu : il raconte une agression. La seule autre agression physique contre Jésus sera sa passion, qui se trouve ainsi déjà suggérée. Pour l’instant Jésus échappe à cette violence, sans que Luc se préoccupe de nous raconter comment. L’important pour lui est que Jésus continue son chemin. Le thème du chemin revient souvent dans cet Évangile : c’est toujours la route qui mène Jésus à Jérusalem (voir 9,51 ; 13,22 ; 17,11 ; 19,28). Chez Luc, le premier acte de la Passion se joue à Nazareth !
Diplômée en études bibliques, Francine Robert est professeure retraitée de l’Institut de pastorale des Dominicains (Montréal).
Source : Le Feuillet biblique, no 2605. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.