La conversion
du regard
Les ouvriers de la onzième
heure (Matthieu 20, 1-16)
Autres lectures : Isaïe 55, 6-9;
Ps 144(145); Philippiens 1, 20c-24.27a
Pour une mentalité comme la nôtre, soucieuse dégalité
et dune juste rétribution du travail, le récit
daujourdhui est pour le moins choquant. En effet, un
patron qui donne le même salaire à des hommes qui travaillent
douze heures et à ceux qui ne travaillent quune heure
ne peut que susciter la controverse au sein de son équipe.
À moins que nous ne sachions lire entre les lignes pour y
voir se profiler limage de Dieu...
Un second regard
Dentrée de jeu, disons
que ce récit nest pas un traité de justice sociale
mais une parabole évangélique. Ou si vous aimez mieux,
une petite histoire pour faire comprendre une grande vérité.
Il est vrai que lue au premier degré, cette anecdote a de
quoi faire sursauter patrons et ouvriers. Il y a là un manque
flagrant de justice et déquité salariale. Mais
voilà, le lecteur et la lectrice que nous sommes doivent
sortir de cette lecture à courte vue et emprunter les yeux
de Dieu ou encore les murs de Dieu, pour bien le saisir.
Les valeurs évangéliques
Lévangile établit
une hiérarchie des valeurs qui na rien à voir
avec les règles établies par nos conventions sociales.
Les relations humaines y sont basées sur lamour écrit
au fond du cur et non sur un contrat écrit devant notaire.
Autrement dit, le salaire reçu nest pas octroyé
en fonction du mérite mais bien plutôt du besoin. La
liberté de Dieu est souveraine et ne saurait se conformer
aux diktats des hommes. Devant lui, nul ne peut revendiquer un dû.
Des exemples éloquents
Le plus bel exemple de cette manière
de fonctionner, nous le retrouvons dans lattitude des parents
envers leurs enfants. Le soin quils prennent d'eux, pour les
aider à grandir sur tous les plans, nest pas lié
aux mérites mais au besoin fondamental de leurs enfants.
Leur manière de faire est dictée par lamour.
Cest pourquoi le plus faible exigera et recevra plus dattention.
Son manque sera comblé par un surplus daffection. Il
en va de même lorsque lon améliore les conditions
de vie des prisonniers ou quand une société construit
des logements sociaux pour les plus démunis. Les gestes sont
posés pour combler des besoins élémentaires,
non pour récompenser les mérites de qui que ce soit.
Personne ici nagit en fonction du mérite mais en fonction
du besoin qua toute personne humaine dêtre traitée
avec décence et avec respect.
Deux logiques
Dans nos manières de voir, nous empruntons
deux logiques différentes : la première est sensible
au mérite, lautre au besoin. Et la Bonne Nouvelle dans
tout cela? Cest que le nouvel ordre prôné par
lévangile est centré sur lattente intérieure
des personnes, souvent non formulée, bien plus que sur la
récompense pour services rendus. Derrière un soi disant
mépris de la loi et de ses obligations, se cache un amour
profond de lêtre humain pour lélever au
rang denfant de Dieu. Enfant aimé et comblé.
La part de la personne
Demeurons dans le contexte de la parabole
: si les ouvriers envoyés à la vigne avaient refusé
le travail offert, ils nauraient rien reçu. Sils
avaient dit oui sans donner suite, ils nauraient rien reçu.
Ils ont répondu et se sont rendus à la vigne du maître
en y travaillant de leur mieux. Voilà ce qui dépend
de la personne humaine. Dieu ne nous sauve pas malgré nous.
Il sadresse à notre liberté et nous avons à
acquiescer ou à refuser son invitation. En ce sens, tout
dépend de nous.
La part de Dieu
Malgré ce respect de notre liberté,
il ne faut pas tomber dans le pharisaïsme et penser que cest
à cause de nos bonnes uvres que Dieu nous sauve. Les
scribes auxquels Jésus sadresse avait justement cette
mentalité. Pourtant, rien ne sachète chez Dieu.
Il ne tient pas commerce et ne prête à personne. Il
paie comptant selon ses calculs à lui. Cest pourquoi
tout doit être reçu comme un don, comme un cadeau.
À nous davoir un regard de tendresse envers cette bonté
divine qui surpasse celle de tous les pères et mères
de ce monde et de tous les patrons de la terre.
Une dénonciation
Je terminerai en donnant un éclairage
sur les conditions ouvrières des gens au temps de Jésus.
Un large fossé séparait pauvres et riches. Les propriétaires
agricoles se comportaient comme des dieux et considéraient
souvent leurs employés au même titre que leur cheptel
et souvent moins encore. Jésus déplore cette manière
de faire et agit à linverse. Il donne autant aux uns
comme aux autres. Il est prodigue et père. Il prend position
pour le plus démuni. Cest là une constante évangélique
qui lui confère une originalité encore inégalée.
Le peuple en exil
Isaïe 55, 6-9
... Car mes pensées ne sont
pas vos pensées, et mes chemins ne sont pas vos chemins,
déclare le Seigneur...
On peut esquisser des parallèles
intéressants entre les deux lectures et lévangile.
Dans la première, Isaïe (55, 6-9) sadresse à
un peuple en exil. Un peuple riche devenu pauvre. Un peuple qui
commence à comprendre où est lessentiel. Un
peuple qui doit renoncer à mettre aux comptes de ses mérites
ses institutions et le choix de Dieu. Car là ne se situe
pas la volonté de Dieu. Pour cela il doit changer son regard
et se convertir.
Un disciple en prison
Philippiens 1, 20c-24.27a
... Soit queje vive, soit que je
meure, la grandeur du Christ sera manifestée dans mon corps...
Lorsque Paul sadresse aux Philippiens
(1, 20-27), il est en quelque sorte en exil lui aussi. Privé
de sa communauté quil a évangélisé
dans des jours meilleurs, il se sent miné dans son corps
et abattu dans son âme. Il cherche la volonté de Dieu
: Je voudrais bien partir mais
(v. 23). Il semble dire
: « Serais-je mieux mort ou ai-je encore des forces à
mettre à la vigne du Seigneur? » Mais il sabandonne
à la volonté de Dieu qui ne peut vouloir que son bien.
Que conclure?
Lespérance du Christ est offerte
à tous, pauvres et riches, exilés ou enracinés,
méritants ou pécheurs. Le Seigneur nattend pas
nos dons périssables ou nos mérites impondérables.
Il attend notre cur et notre bonne volonté. Vu sous
cet angle, nos lieux de culte déborderaient de publicains
repentants et verraient des pharisiens quitter lenceinte,
déçus. Et Jésus, le Fils du Vigneron généreux,
serait encore et toujours mis à mort
Ghislaine Salvail, SJSH, bibliste
Saint-Hyacinthe
Source: Le Feuillet biblique,
no 2023. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins
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