Le débiteur
devenu créancier
Le débiteur impitoyable
(Matthieu 18, 21-35)
Autres lectures : Siracide
27, 30 - 28, 7; Psaume 102(103); Romain 14, 7-9
L'image de Dieu qui se dégage, à première
vue, de ce texte n'est pas très rassurante. Chacun peut faire
sienne la prière du psalmiste: Si tu retiens les fautes,
Seigneur, Seigneur, qui subsistera? (Ps 130 (129), 3).
Pourquoi Jésus qui, par ailleurs,
nous montre un Dieu patient, qui ne veut perdre aucun de ses enfants
(cf. Mt 18, 12-14) nous présente-t-il son Père sous
les traits d'un juge prêt à livrer le coupable au bourreau?
Revenons à la présentation
que Dieu fait de lui-même à Moïse: Yahvé
passa devant lui et cria: Yahvé, Yahvé, Dieu de tendresse
et de pitié, lent à la colère, riche en grâce
et en fidélité; qui garde sa grâce à
des milliers, tolère faute, transgression et péché,
mais ne laisse rien impuni et châtie les fautes des pères
sur les enfants et les petits-enfants jusqu'à la troisième
et la quatrième génération (Ex 34, 6-7).
Dans le mystère de Dieu cohabitent sa tendresse envers les
pécheurs et son refus du péché. Être
parfait comme le Père (Mt 5,48) suppose d'être
prêt à pardonner comme lui tout en prenant les moyens
nécessaires pour corriger les pécheurs et éliminer
le péché (cf: Mt 18, 15-18).
La parabole commente l'enseignement de
Jésus dans le discours sur la montagne (Mt 5-7): Du jugement
dont vous jugez, on vous jugera et de la mesure dont vous mesurez,
on mesurera pour vous (Mt 7,2) et encore dans la conclusion
du Notre Père: Oui, si vous remettez aux hommes leurs
manquements, votre Père céleste vous remettra aussi,
mais si vous ne remettez pas aux hommes, votre Père non plus
ne vous remettra vos manquements (Mt 6,14-15). L'image de Dieu
évoquée par cette histoire est cohérente avec
celle du reste de l'évangile comme avec l'ensemble de la
tradition biblique. Jésus ne veut pas faire peur à
ses auditeurs mais présenter les exigences concrètes
d'une vraie fidélité: être disciple suppose
la capacité de pardonner.
Combien de fois devrais-je pardonner
à mon frère? (cf. v. 21)
Jésus reconnaît comme frère,
sur, mère toute personne qui accomplit la volonté
du Père (Mt 12,50). Tous les membres de la communauté
sont frères (Mt 23,8). La question de Pierre concerne donc
les relations entre chrétiens: quand mon frère
commettra des fautes contre moi (v. 21). Précédemment
Jésus avait abordé le cas des fautes commises contre
la communauté (cf. Mt 18,15); la question soulevée
ici concerne plutôt les conflits entre les personnes. Aucun
délai n'est mentionné pour les sept pardons envisagés.
Sept fois est déjà une expression de totalité;
pardonner sept fois, c'est pardonner à chaque fois qu'une
occasion de le faire se présente. Pardonner soixante-dix
fois sept fois, c'est pardonner au superlatif. La réponse
de Jésus ne contredit pas la suggestion de Pierre, elle renchérit
sur elle. Jésus veut souligner à quel point le pardon
est essentiel au maintien des relations fraternelles dans l'Église.
En effet, le Royaume des cieux est
comparable
(v. 23)
La parabole commence par une locution conjonctive
exprimant un lien de cause à effet: on doit pardonner sans
cesse à cause de ce qui suit. De plus, cette parabole concerne
le Royaume. Non seulement le pardon est-il nécessaire aux
bonnes relations dans la communauté, mais le Royaume des
cieux est directement concerné; il ne peut pas s'accomplir
dans un monde marqué par la rancune et la vengeance. Et la
communauté chrétienne ne pourra devenir signe de ce
Royaume en train de naître que si ses membres sont capables
de vivre le pardon mutuel, eux qui ont déjà reçu
de Dieu le pardon de leurs péchés.
Un roi voulut régler ses comptes
avec ses serviteurs (v. 23)
La même expression revient en Mt 25,19
(et seulement là dans tout le Nouveau Testament). Elle a
une portée nettement eschatologique, ce règlement
de comptes n'est pas une simple vérification de routine,
il revêt un caractère définitif. Même
si, dans l'histoire racontée par Jésus, il y a un
lendemain à la reddition des comptes, la portée symbolique
du récit oriente vers le jugement de Dieu à la fin
de la création telle que nous la connaissons. Lorsque viendra
le Royaume des cieux, les options des uns et des autres seront irréversibles:
Ainsi en sera-t-il à la fin du monde: les anges se présenteront
et sépareront les méchants d'entre les justes pour
les jeter dans la fournaise ardente; là seront les pleurs
et les grincements de dents (Mt 13, 49-50).
Saisi de pitié, le maître
lui remit sa dette (v. 27)
Voici le cur de l'argument de Jésus.
La dette du serviteur est astronomique; un talent, c'est ce qu'un
ouvrier pouvait espérer gagner durant sa vie, dix mille talents
représentent les gains de dix mille personnes durant toute
leur existence! Dans une perspective strictement d'affaires, il
n'y a aucune chance que le débiteur puisse venir à
bout d'un tel engagement. Jésus ne veut pas nécessairement
décrire une situation réelle mais mettre en relief
l'incroyable générosité du roi qui accepte
de renoncer à tout remboursement alors que son débiteur
lui demandait simplement un délai. Telle est la situation
des disciples. Dieu lui-même leur a remis leurs péchés.
Lorsque Jésus prescrit de prier en disant: Remets-nous
nos dettes comme nous-mêmes remettons à ceux qui nous
doivent (Mt 6,12), il ne minimise pas la difficulté du
pardon. Il sait cependant que cette prière est celle des
enfants de Dieu, de ceux qui bénéficient déjà
de la miséricorde infinie du Père. La seule manière
de vivre en fils ou fille de Dieu c'est : Aimez vos ennemis et
priez pour vos persécuteurs afin de devenir fils de votre
Père qui est aux cieux car il fait lever son soleil sur les
méchants et sur les bons
(Mt 5,44-45).
Ne devais-tu pas avoir pitié
de ton compagnon? (v. 33)
On connaît bien la loi dite du talion:
Vie pour vie, il pour il, dent pour dent, main pour
main, pied pour pied (Dt 19,21). À l'origine, il s'agissait
d'une mesure destinée à limiter la vengeance. À
mesure que progressait le sens moral, les prophètes et les
sages s'apercevaient que le recours à la violence ne solutionnait
pas les problèmes engendrés par la violence. S'en
prendre physiquement à quelqu'un, même de manière
limitée et contrôlée, porte atteinte à
sa dignité d'enfant de Dieu, créé à
son image. Le texte de Sirac proclamé comme première
lecture est sans doute l'expression la plus achevée de cette
évolution avant l'enseignement de Jésus. Le sage affirme
que le pardon des offenses est une condition nécessaire pour
obtenir soi-même le pardon: Pardonne à ton prochain
le tort qu'il t'a fait; alors, à ta prière, tes péchés
seront remis (Si 28, 2). Mais la pratique de la miséricorde
n'est pas une affaire de marchandage avec Dieu, elle est une conséquence
de la vie dans l'Alliance: Pense à l'Alliance du Très
Haut et oublie l'erreur de ton prochain (Si 28, 7). On peut
aller encore plus loin et répondre au mal par le bien: Si
ton ennemi a faim, donne-lui à manger, s'il a soif, donne-lui
à boire (Pr 25, 21). C'est, en effet, la seule manière
de vaincre le mal: Ne te laisse pas vaincre par le mal, sois vainqueur
du mal par le bien (Rm 12,21).
Si nous vivons, nous vivons pour le
Seigneur (Rm 14,8)
Pour Paul, vivre c'est le Christ (cf.
Ph 1, 21). Toute son existence est centrée sur le Christ
mort et ressuscité. Rien ne doit pouvoir détourner
de lui (cf. Rm 8, 35-37). Voilà pourquoi, en toutes circonstances,
son argumentation consiste à ramener ses lecteurs à
l'essentiel: qu'est-ce qui fait le mieux grandir en vous la vie
du Christ? Telle est la meilleure solution. Dans le débat
qui, semble-t-il, agitait la communauté romaine au sujet
de certaines pratiques alimentaires, Paul refuse de prendre parti;
ce qui importe, c'est la fidélité au Christ, manifestée
dans la charité (cf. Rm 14, 13-15). Le pardon mutuel, procédant
de la miséricorde de Dieu lui-même, est certainement
un des moyens par excellence de vivre pour le Seigneur.
Source: Le Feuillet biblique,
no 2022. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins
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