Philippe et l’eunuque éthiopien. Vitrail du baptistère de la cathédrale Saint-Pierre de Lancaster (Lawrence / Flickr).
Les premiers missionnaires… des migrants-réfugiés
Martin Bellerose | 21 novembre 2022
Nous commettons parfois l’erreur de prendre le sens contemporain d’un mot, sa portée culturelle contemporaine, et de les transposer sur le mot dans la Bible utilisé pour traduire un mot ou une expression grecque et ce, bien malgré nous. Je dis « nous », mais je pourrais évidemment conjuguer la dernière phrase à la première personne du singulier. Cette erreur est souvent commise en ce qui a trait à notre compréhension très colonialiste de la mission et nous l’appliquons tout bonnement, avare d’autocritique, à des récits bibliques du Nouveau Testament.
« La mission » comprise à travers le prisme colonialiste
Ce que nous comprenons aujourd’hui de ce qu’est « la mission évangélisatrice » et de ce qu’est « un missionnaire » a été influencé par la pratique des derniers siècles. On y a souvent confondu la mission évangélisatrice et la mission civilisatrice. On a tenu pour acquis que ceux qui possèdent foi, instruction, civilisation, argent, biens, savoir et intelligence avaient pour mission d’apporter tout cela à ceux qui ne les possèdent pas, à des êtres en carence de quelque chose. En ce sens, nous restons avec une compréhension de la mission où celui qui sait apporte à celui qui ne sait pas et où celui qui a, apporte à celui qui n’a pas.
Cette vision, enflée par des centaines d’années de colonialisme, nous fait tenir pour acquis que le christianisme du premier siècle s’est propagé de la même façon. Pourtant, les conditions dans lesquelles se trouvait le christianisme étaient très différentes à l’une et l’autre époque. Dans le dernier demi-millénaire, en pleine chrétienté, le christianisme, ou plutôt certaines formes de christianisme, étaient la religion du pouvoir, en occurrence celle des pouvoirs coloniaux. Au premier siècle, il s’agit d’un mouvement minoritaire, à l’intérieur d’une religion minoritaire, le judaïsme, qui est en plusieurs endroits persécutés, soit par des coreligionnaires juifs, soit par des vassaux de l’empire païen.
C’est ainsi qu’on nous présente les voyages de Paul. Un missionnaire envoyé par des chrétiens pour évangéliser les païens. Bien que ce cas de figure se soit probablement présenté, la diffusion du message chrétien ne s’est pas effectuée généralement de cette manière. L’image du missionnaire, laissant le confort et la sécurité de sa patrie pour accomplir une tâche divine faite de sacrifices volontaires afin sauver les âmes barbaro-sauvages et pagano-animistes, tel un prêtre catholique ou un pasteur évangélique, ne s’applique pas ici.
La réalité est, semble-t-il, un peu moins « glamour ». Ceux qui ont en premiers lieu répandu la bonne nouvelle de l’Évangile du Christ étaient des persécutés, vivant en migrant et allant se réfugier, souvent chez d’autres chrétiens, fuyant la mort. Ce n’est pas en qualité de prêtres ou de pasteurs « missionnaires » qu’ils ont évangélisé mais à partir de leur condition de réfugié et de persécuté. En d’autres termes, selon les expériences relatées dans le Nouveau Testament, ce ne sont pas ceux qui sont envoyés par leur communauté ecclésiale qui évangélisent, mais plutôt ceux qui sont immigrants-réfugiés qui sont appelés à évangéliser. Cette vision de la communication de la foi en Christ pourrait changer la donne dans un cas comme celui qui se présente au Québec aujourd’hui.
Philippe, un exemple missionnaire dans Actes 8
Pour illustrer ce que nous venons de voir, prenons le cas de Philippe relaté en Actes des Apôtres au chapitre 8. Tout juste après le récit de la mise à mort d’Étienne, le huitième chapitre commence par le verset suivant : « En ce jour-là éclata contre l’Église de Jérusalem une violente persécution. Sauf les apôtres, tous se dispersèrent dans les contrées de la Judée et de la Samarie. » (Ac 8,1) Les chrétiens jérusalémites doivent fuir : « Ceux donc qui avaient été dispersés allèrent de lieu en lieu, annonçant la bonne nouvelle de la Parole. » (Ac 8,4) La description de l’annonce de l’Évangile prend ici un ton bien différent de celui des récits nous vantant les mérites d’un prétendu mouvement missionnaire des premiers temps de l’Église.
Le texte nous rapporte une situation où les chrétiens qui répandent la bonne nouvelle de l’Évangile sont des réfugiés. Des persécutés par les autorités religieuses et politiques, car le Sanhédrin joue indistinctement ces deux rôles, bien que son rôle politique soit sous la tutelle de Rome. D’ailleurs, on accuse Étienne de proclamer la destruction du lieu saint et de vouloir changer la loi de Moïse (Ac 6,13-14). Rien pour rassurer les autorités en place.
Ce n’est pas une Église stable et prospère qui envoie un bon chrétien évangéliser les contrés hostiles au Christ ; ces gens n’ont pas le support économique de leur communauté d’origine. Partir de l’endroit où ils habitent ne constitue pas pour eux un idéal, mais une urgence, contre leur gré. Bref, ce sont des réfugiés comme la plupart des réfugiés à travers les âges.
Les Actes des apôtres ne parlent de ce phénomène de la transmission de la foi chrétienne par les persécutés de Jérusalem que de manière générique : l’auteur du texte prend soin de donner un visage concret à cette diffusion en la personne de Philippe. Un autre Philippe que l’apôtre, car le texte nous dit que les apôtres sont restés à Jérusalem.
C’est ainsi que Philippe, qui était descendu dans une ville de Samarie, y proclamait le Christ. Les foules unanimes s’attachaient aux paroles de Philippe, car on entendait parler des miracles qu’il faisait et on les voyait. Beaucoup d’esprits impurs en effet sortaient, en poussant de grands cris, de ceux qui en étaient possédés, et beaucoup de paralysés et d’infirmes furent guéris. Il y eut une grande joie dans cette ville. (Ac 8,5-8).
Le texte relate un peu plus loin (Ac 8,26-40) que l’ange du Seigneur envoya ce même Philippe sur la route menant à Gaza à la rencontre d’un haut-fonctionnaire éthiopien présenté comme un eunuque au service de la reine Candace d’Éthiopie. Le personnage en question est vraisemblablement juif car on dit de lui qu’il est allé en pèlerinage à Jérusalem (Ac 8,27) et on relate que Philippe l’a entendu lire le prophète Isaïe. Philippe a donc profité du moment pour annoncer la bonne nouvelle de Jésus ; l’eunuque demanda ensuite à être baptisé dans l’eau, ce que Philippe a fait. Cet homme aura vraisemblablement été le premier chrétien à entrer en terre éthiopienne.
Ce n’est là qu’un exemple, mais cela illustre bien comment la foi chrétienne s’est propagée, dès le début, à travers des réfugiés. Et si c’était ce que Dieu souhaitait encore une fois à notre époque, c’est-à-dire que les réfugiés chrétiens traversant continents et océans avec la Parole et la foi en Christ étaient venus nous livrer le témoignage de leur foi en nous annonçant le royaume, nous libérant des images peu glorifiantes que des institutions ecclésiales ont laissé dans nos imaginaires collectifs? Encore faut-il apprendre à décoloniser notre façon de comprendre la foi et la façon dont elle peut se transmettre.
Martin Bellerose est professeur et directeur de l'Institut d'étude et de recherche théologique en interculturalité, migration et mission (IERTIMM) et directeur de la formation en français de l'Église Unie du Canada.