Philon d’Alexandrie. André Thevet, 1584 : Les vrais portraits et vies des hommes illustres grecs, latin et païens (Internet Archive).
Philon d’Alexandrie et Abraham le migrant
Martin Bellerose | 15 novembre 2021
Nous aimerions penser qu’il appartient à notre époque de voir la Bible comme un recueil de récits de migration. Mais cela n’est pas le cas. Les pères de l’Église et même des penseurs juifs qui les précèdent ont étudié des passages bibliques à travers le prisme des migrations. C’est le cas entre autres de Philon d’Alexandrie. Nous jetterons ici un regard sur l’un de ses ouvrages : « Les migrations d’Abraham ».
Qui est Philon?
Philon est un philosophe juif hellénophone du premier siècle de notre ère (20 AÈC - 49 ÈC) vivant à Alexandrie. Il est contemporain de Jésus même si, selon toute vraisemblance, il ne l’a pas connu personnellement. Philon, comme philosophe, a laissé plusieurs écrits sur la foi et la religion des Juifs. Parmi ses écrits sur la foi et la pensée juive que nous pouvons diviser en deux catégories, nous retrouvons : des commentaires allégoriques comme De posteritate Caini (Sur la postérité et l’exile de Caïn, De confusione linguarum (Sur la confusion des langues) et, l’écrit qui nous intéresse ici De migratione Abrahami (Sur la migration d’Abraham). Parmi ses expositions de la loi, nous retrouvons des textes comme De opificio mundi (Sur la création), De vita Mosis (Sur la vie de Moïse) et De Abrahamo (Sur Abraham).
La migration au sens allégorique
Comme nous pouvons le constater avec les titres des textes de Philon, ce dernier s’intéresse à des thématiques reliées à la question migratoire. Cependant, il s’y intéresse essentiellement en ce qui a trait à leur portée métaphorique. Le De migratione Abrahami de Philon [1] est une sorte d’exégèse allégorique et spirituelle de Genèse 12,1-6 qui raconte le départ d’Abraham d’Harân vers la terre promise. Ce qui est présenté comme un itinéraire migratoire, Philon le comprendra et l’analysera comme un itinéraire spirituel. Bien que tout l’ouvrage soit pertinent et important, nous nous limiterons à quelques passages de la première partie de la première des quatre sections qui concerne les 52 premiers aphorismes de l’œuvre qui en compte au total 225. Cette partie de l’ouvrage se concentre sur le tout premier verset du chapitre 12 de la Genèse : Le SEIGNEUR dit à Abram : « Pars de ton pays, de ta famille et de la maison de ton père vers le pays que je te ferai voir ». Il est donc essentiellement question ici de « départ ».
Aujourd’hui encore, le moment du départ de tous migrants est crucial et marque, pour l’histoire de toute sa vie, un avant et un après. Que l’on soit sur la côte africaine de la Méditerranée prêt à monter dans un bateau de fortune en pleine nuit ou enlisé dans les marécages de l’épaisse forêt tropicale du Darien à la frontière colombo-panaméenne, ce départ est une rupture avec le passé et une espérance tournée vers l’avenir malgré les allures « eschatologiques » du moment présent.
Philon voit toute une symbolique dans ce départ où le pays renvoie au corps, la famille à la sensation et la maison du père à la parole. L’Alexandrin nous invite à adopter une mentalité d’étranger par rapport à ces réalités afin que nulle d’entre elles ne nous emprisonne (De migratione Abrahami (Migr.) §7).
À première vue, cette lecture « symbolique » de Philon prend des allures beaucoup trop « spiritualisantes » qui pourraient tendre à déconnecter son lecteur des drames vécus par des êtres humains croyants qui lisent et relisent Gn 12,1 avant de partir, surtout s’il s’agit d’un départ angoissant et douloureux. Philon invite à devenir maitre de nos propres vies, d’apprendre à se connaître soi-même, à commander plutôt qu’à être commandé (Migr. §8). « Va-t-en donc loin du terrestre qui te cerne. Allons échappe-toi de la prison infâmante du corps, laisse les plaisirs » (Migr. §9). « Va-t-en également loin de cette parenté, les sentions » (Migr. §10). Il ajoutera aussi un peu plus loin : « Mais quitte aussi la parole exprimée, ce que nous avons appelé l’habitation du père, pour ne pas être séduit par la beauté des mots et des termes, et te trouver finalement séparé de la beauté authentique qui réside dans les choses que désignaient les mots » (Migr. §12).
Ce départ d’Abraham, Philon nous le décrit comme une sorte de kénose. Il appliquera l’allégorie à d’autres départs, celui d’Abraham qui expulse Lot et celui de Moïse qui tire Israël de l’Égypte (Migr. §13-14). N’y aurait-il pas un quelque chose qui, de facto, relierait cette lecture « spiritualisante » et intériorisée du départ d’Abraham et les tragédies migratoires d’aujourd’hui? Ce quelque chose est très certainement l’expérience humaine. Car le drame n’est ni seulement politique ou social. Il y a, dans ces drames, des personnes concrètes avec leur individualité, avec des choix déchirants à faire. Le geste de partir n’est-il pas en lui-même une kénose, où le fait de quitter sa terre natale et sa famille est aussi quitter les plaisirs vécus (nous seulement les souffrances), la sensation confortable que nous donnent nos repères culturels et la parole exprimée dans sa langue maternelle?
En guise de suggestion finale
Peut-être qu’à travers la lecture du texte Philon, celui qui migre, qui part vers un ailleurs, pourra découvrir les mots exprimés et les sensations vécues dans le silence de son intériorité et ainsi saisir peu à peu pourquoi il ou elle est parti.e vers la contrée que Dieu lui montrera. Philon ne nous offre pas une lecture sociologique de la réalité migratoire, cependant j’encourage les lecteurs et les lectrices de ce texte à découvrir ce que Philon a écrit sur la migration d’Abraham au premier siècle. Certains s’y reconnaitront sans doute.
[1] Philon d’Alexandrie. De migratione Abrahami. Paris, Cerf, 1965.
Martin Bellerose est professeur à l’Institut d’étude et de recherche théologique en interculturalité, migration et mission.