Vue panoramique de la vallée du Jourdain à partir du site des ruines de la forteresse de Belvoir (barbgabay / 123RF).
Le Jourdain, de la source au delta
Claire Burkel | 5 décembre 2022
Un beau trajet de pèlerinage serait d’emprunter, Bible en mains, le cours du Jourdain depuis ses sources en Haute-Galilée jusqu’à son embouchure dans la basse mer Morte. Ce fleuve, le seul pérenne et abondant du territoire jordano-israélien, a marqué l’histoire des tribus puis des royaumes et des États de chaque côté de ses rives.
De la géographie…
Prendre le Jourdain à sa source revient à faire le tour de la base du mont Hermon, car on compte au moins trois sources à ses pieds ; à près de 550 m d’altitude jaillit au Liban à l’ouest le Hashbani. Plus au sud et en Galilée d’un gouffre insondable selon l’historien antique Flavius Josèphe sort à Banyas une autre source ; enfin dans la réserve actuelle de Dan, le Leddan qui alimente une profusion d’essences, sycomores, peupliers, frênes, lauriers ; ces trois rivières et une multitude de petits cours d’eau nord-sud s’unissent avant la première plaine pour former le Jourdain.
Son nom vient du verbe hébreu « descendre », ce qu’il fait plus que tout autre fleuve, partant de la montagne pour s’engouffrer dans la mer la plus basse du monde, la mer Morte, à 400 m au-dessous du niveau des mers. Il ne fait qu’emprunter le fossé d’effondrement creusé il y a environ 30 millions d’années par l’écartement et le glissement des plaques arabique et africaine et qui entaille la terre de la Turquie au Kenya. Avant l’ère quaternaire, un seul lac d’eau saumâtre s’étendait de Houlé jusqu’à la mer Rouge. Des effondrements de terrains l’ont séparé en trois nappes d’eau et ont permis à l’eau vive de se tailler un chemin.
Matin brumeux dans la plaine de Houlé avec beaucoup de grues hivernantes (leonidrad / 123RF).
La plaine de Houlé, à 70 m d’altitude, était jusque dans les années 1960 un marécage aux émanations paludéennes que les Israéliens ont asséché et qui est devenu en grande partie, grâce à son humidité résiduelle, une réserve ornithologique pour oiseaux migrateurs ; on peut y admirer des vols de cigognes. Dans cette partie de son cours, le Jourdain à fort débit charrie quantité de limons et verdures de ses berges et apparaît d’une couleur vert-brun. Le courant est fort et agité et la prudence est de mise si l’on veut s’y baigner. Un parc national, le « Yardenit », a été créé qui attire beaucoup de familles et de pêcheurs du printemps à la saison chaude.
Rives du Jourdain sur le site du baptême de Yardenit (alefbet / 123RF).
Descendu déjà à 210 m sous le niveau de la mer, il se jette dans le lac de Tibériade, grande nappe d’eau de 170 km2 qui est la principale ressource hydrique de la région. Des bateaux proposent d’en faire la traversée ; on peut aussi en faire le tour, c’est un autre parcours. Sortant du lac, le Jourdain va rejoindre la mer Morte à 100 km de distance environ, mais en flânant dans le Ghor, sa plaine basse, avec 360 km de méandres et une largeur de 20 km à son embouchure.
Son abondance ne lui vient pas du côté occidental où les wadis sont insignifiants, mais de l’est grâce au Yarmouk qui dévale des plateaux du Hauran syrien au niveau de la ville jordanienne de Umm Qeis, puis au Zarqa, appelé Yabboq dans la Bible, et au wadi Nimrin au niveau de la capitale jordanienne Amman : les Israélites campèrent dans les steppes de Moab, au-delà du Jourdain, vers Jéricho (Nb 22,1) ; et enfin du wadi Shueib au nord de Bethabara, juste avant l’estuaire. Quelques-uns de ces noms sont déjà familiers au lecteur de la Bible. C’est en effet au Yabboq que le patriarche Jacob a combattu avec un ange de Dieu alors qu’il faisait son retour depuis la Mésopotamie où il avait fondé sa famille : Jacob se leva cette même nuit, prit ses deux femmes, ses deux servantes, ses onze enfants et passa le gué du Yabboq. Il les prit et leur fit passer le torrent, il fit passer aussi tout ce qu’il possédait. Et Jacob resta seul. Et quelqu’un lutta avec lui jusqu’au lever de l’aurore… Jacob donna à ce lieu le nom de Penuel car, dit-il, j’ai vu Dieu face à face et j’ai eu la vie sauve… (Gn 32,23-33)
Vue aérienne prise par un astronaute (photo © Thomas Pesquet).
… à l’Histoire
Du côté occidental de la route, entre la sortie du fleuve du lac de Tibériade et jusqu’à son entrée dans la mer Morte, les occasions de rencontrer l’histoire du pays sont nombreuses. Toute cette portion a toujours été très fertile, suffisamment arrosée par le Jourdain et bénéficiant d’un climat clément. On repère des habitats et de l’outillage dès le XIe millénaire av. J.-C.
Ce que nous voyons aujourd’hui de verdure, roselières et buissons était autrefois un espace très boisé : Les frères prophètes dirent à Élisée : l’endroit où nous habitons près de toi est trop étroit pour nous, allons jusqu’au Jourdain, nous y prendrons chacun une poutre et nous nous ferons là une demeure (2 R 6,1-2), des poutres, donc des arbres de bonne taille avec lesquels on va pouvoir construire ; et riche en gibier : Tel un lion il monte des halliers du Jourdain (Jr 49,19) ; on entend les rugissements des lionceaux, car l’orgueil du Jourdain est ravagé (Za 11,3 ) ; les lions ne vivent pas d’eau fraîche, mais d’animaux à capturer.
Le château de Belvoir, qui occupe un petit plateau au-dessus de la plaine, n’est pratiquement pas visible depuis la route. C’est lui qui voit ! Il faut grimper ses lacets pour arriver à l’emplacement choisi par les Croisés afin de dominer toute la dépression, depuis le lac jusqu’à la moitié du Ghor, face aux montagnes de Jordanie. Un point d’observation qui resta encore aux mains des chevaliers de l’Hôpital deux ans après la défaite des Cornes de Hattin en juillet 1187.
Vue aérienne des ruines romaines de Beth Shéan (dudlajzov / 123RF).
Beth Shéan, ou Scythopolis, est admirablement située à l’extrémité est de la plaine de Yizréel et à proximité du tout aussi fertile sillon du Jourdain : Lot leva les yeux et vit toute la plaine du Jourdain qui était partout irriguée… comme le jardin du Seigneur, comme le pays d’Égypte jusque vers Çoar (Gn 13,10). Peuplée dès le IIIe millénaire, la ville a connu la succession bien connue des Cananéens, puis des Israélites, des Grecs, des Romains et enfin des Byzantins. À l’époque royale, son nom est tristement lié à la fin de Saül. Combattant les Philistins sur le mont Gelboé, qui domine l’orient de la plaine de Yizréel, le roi fut tué avec ses trois fils. Son corps, les Philistins l’attachèrent au rempart de Beth Shéan (1 S 31,10). Au nord du site s’élève à 80 m de hauteur le tell ancien où se sont étagées 18 villes. En contrebas s’étend la cité grecque baptisée alors Scythopolis. Pompée en fait une ville romaine lors de son entrée dans le pays en 63 av. J.-C. Elle fera désormais partie de la Décapole, dotée de larges avenues, d’un théâtre de 5000 places, et de très nombreux bâtiments typiques de la vie commerçante et religieuse de l’époque : nymphée, temples, thermes, odéon, basilique, tétrapyle, ateliers d’artisans, boutiques. Elle connaît encore du IVe au VIIe siècle, sous la domination byzantine, une grande notoriété, mais fut de moins en moins peuplée après la conquête musulmane de 636. Plusieurs tremblements de terre ont eu définitivement raison de sa splendeur. La visite se fait aujourd’hui au milieu de colonnes, frontons et pans de murs complètement bouleversés.
Comme il est reconnu que le prophète Élisée résidait à Samarie, il est probable que c’est dans cette portion de territoire qu’il envoya le général syrien Naaman, qui était lépreux, se baigner et sortir purifié des eaux du fleuve. Mais on ne peut situer le lieu avec précision : Naaman descendit et se baigna sept fois dans le Jourdain selon la parole d’Élisée ; sa chair redevint nette comme la chair d’un petit enfant (2 R 5,14). Les gués sont nombreux et très souvent cités dans les textes, des points de passage pour se mettre à l’abri : les Israélites passèrent par les gués du Jourdain au pays de Gad et de Galaad (1 S 13,7) ; mais aussi de blocage quand on veut empêcher un ennemi de traverser : Ehud et les Ephraïmites coupèrent à Moab les gués du Jourdain (Jg 3,28-29) ; Galaad coupa à Éphraïm les gués du Jourdain (12, 5-6).
Des pèlerins se font baptiser à Bethabara (lestertair / 123RF).
Et c’est certainement au gué de Bethabara que Jean s’était installé pour accueillir et baptiser les juifs qui voulaient faire un retour sincère à Dieu. Qasr el Yahoud, le château du juif, en est le lieu d’évocation : Alors s’en allaient vers lui Jérusalem et toute la Judée et toute la région du Jourdain et ils se faisaient baptiser par lui dans les eaux du Jourdain en confessant leurs péchés… Alors Jésus arrive de la Galilée au Jourdain vers Jean (Mt 3,1-6). Beaucoup de pèlerins vivent là une petite liturgie, reprenant les textes évangéliques et des gestes d’ondoiement. C’est aussi là que Jean vitupère contre tous les péchés… et sans doute contre le roi adultère, Hérode Antipas qui avait chipé la femme de son frère Philippe. On sait que cela lui a valu arrestation, emprisonnement et décapitation. C’est pourquoi, pour des groupes dont les couples souhaitent renouveler leur engagement de fidélité, mettre en parallèle les paroles vives du Baptiste et ce que Jésus dit du mariage au même endroit serait aussi un moment fort : Et il advint quand Jésus eut achevé ces discours qu’il quitta la Galilée et vint dans le territoire de la Judée au-delà du Jourdain… des pharisiens s’approchèrent de lui… ‘est-il permis de répudier sa femme pour n’importe quel motif ?’… Ce que Dieu a uni, l’homme ne doit point le séparer (Mt 19,1-6). Avant de monter pour sa dernière Pâque à Jérusalem, Jésus a pris un temps à l’écart, de l’autre côté du fleuve, et l’on peut méditer sur ses enseignements.
Peu avant le delta, on arrive à proximité de Jéricho où trois récits de traversée se répondent et s’enrichissent mutuellement : le franchissement du Jourdain qui occupe six chapitres du livre de Josué : Debout, dit Dieu à Josué, passe le Jourdain que voici, toi et tout ce peuple vers le pays que je leur donne… les Rubénites, Gadites et la demi tribu de Manassé peuvent rester dans le pays au-delà du Jourdain… (Jos 1-6). Texte qui rappelle la traversée de la mer des roseaux dont le récit, en Exode 14, décrit le sauvetage des Hébreux de la menace égyptienne. Et enfin l’assomption du prophète du IXe siècle, Élie : Au bord du Jourdain, Élie prit son manteau, le roula, frappa les eaux qui se divisèrent d’un côté et de l’autre et lui et Élisée passèrent à pied sec… Élisée ramassa le manteau d’Élie qui avait glissé et revint se tenir sur la rive du Jourdain. Il prit le manteau d’Élie et il frappa les eaux en disant ‘Où est le Seigneur, le Dieu d’Élie ?’ Il frappa les eaux qui se divisèrent d’un côté et de l’autre et il traversa (2 R 2,8-14). Tous ces « passages » se font « à pied sec », à chaque fois les eaux s’écartent, permettent un salut et redisent combien Dieu fait merveille.
Pèlerins des rives du Jourdain, puissions-nous bénéficier de ces merveilles.
Claire Burkel est professeure d’Écriture sainte à l’École cathédrale de Paris.
Source : Terre Sainte magazine 676 (2021) 6-11 (reproduit avec autorisation).