Les ruines de la piscine de Bethesda à Jérusalem (Berthold Werner / Wikimedia).
Bethesda, la guérison inattendue
Claire Burkel | 3 octobre 2022
Un chapitre d’évangile à livre ouvert, des ruines étagées, une continuité de 2800 ans sur un site de la Vieille ville de Jérusalem, c’est à ne pas manquer !
« Seigneur je n’ai personne pour me jeter dans la piscine quand l’eau vient à être agitée et, le temps que j’y aille, un autre descend avant moi. » Littéralement, l’infirme qui s’exprime dit « je n’ai pas un homme pour me jeter dans la piscine » (Jean 5,7). À quelques mètres de là, et deux ou trois ans plus tard, Pilate, dans son prétoire, exhibera Jésus : « Voici l’homme. » (Jn 19,5) C’est l’Évangile de Jean qui nous amène en ce lieu, à 50 m de la Porte Saint-Étienne qui regarde l’Orient, dans un domaine qui appartient à la France. Ce lieu où est édifiée une des plus belles églises romanes du pays, où des fouilles complexes s’élèvent sur des hauteurs impressionnantes, où l’on croise des Pères blancs de toutes nationalités, est identifié à l’époque de Jésus comme la piscine probatique, en hébreu Bethesda (voir Jn 5,2) ou Bezathaïn, ce qui signifie « piscine à deux bassins ».
Comme pour beaucoup de sites en Terre Sainte les époques s’y succèdent, à commencer par la construction, sous le roi Achaz (743-727 avant notre ère), d’une digue de 6,5 m de large et 13 m de haut pour retenir, dans ce quartier nord-est de Jérusalem, les eaux de pluie et de ruissellement, car le terrain offre une pente propice ; la ville dispose avec cet agencement d’un bassin de 50 m sur 40 m. Un canal rejoignait le Temple tout proche afin de l’approvisionner en eau. Le prophète Isaïe, contemporain de ces travaux, est envoyé rencontrer le roi sans doute en inspection : « Sors au-devant d’Achaz vers l’extrémité de la piscine supérieure, vers le chemin du champ du foulon. » (Is 7,3) Un autre témoin sera le grand échanson du roi d’Assyrie Sennachérib (705-681) venu s’opposer au roi Ézéchias fils d’Achaz (727-698), et qui se poste justement près du canal de la piscine supérieure qui est sur le chemin du champ du foulon (2 R 18,17).
Jusqu’au IIIe siècle, ce réservoir est le seul dans la partie nord de la ville, mais il se trouve insuffisant pour les besoins croissants du Temple. Le grand-prêtre Simon fils d’Onias (220-195 environ sous la domination séleucide) l’augmente alors d’un second bassin au sud de la même digue, mais plus vaste : 60 m sur 50 m, de la même profondeur de 13 m : « De son temps fut creusé le réservoir des eaux, un bassin grand comme la mer. » (Si 50,3) Le canal du premier bassin devient souterrain. Le nom de probatique est lié aux troupeaux d’ovins que l’on parquait aux portes de la ville et du Temple dans ce quartier nord-est ; il signifie en effet en grec « la brebis de tête », la première en chemin. Il fallait des volumes d’eau considérables pour laver tous ces animaux venus des collines de Judée, puis lessiver le sang des autels où l’on pratiquait quotidiennement des sacrifices de bœufs, de moutons ou d’oiseaux.
Des divinités concurrentes
À l’est de ces deux profonds réservoirs, la roche est creusée de quelques grottes et cavités où régulièrement jaillissait de l’eau, que l’on croyait mystérieusement agitée par un ange. Après la rénovation de la ville voulue par l’empereur Hadrien en 135, l’occupant romain édifiera d’ailleurs au IIe siècle un sanctuaire à Sérapis-Esculape, ces petits bains étant toujours considérés comme merveilleux ; il en reste des ex-voto en latin. Est-ce le trop-plein des réservoirs qui provoquait ces résurgences ? Il n’y a assurément pas de source ici et il ne faut en tous cas pas lire que les malades, les impotents qui se pressaient là se faisaient plonger dans des piscines de 26 000 m3 ! Ils ne tentaient que de se glisser dans les petites cavités assez larges pour un homme. Celui dont il est question est infirme depuis 38 ans (Jn 5,5). Cette précision d’âge fait écho à une notation du Deutéronome : « De Cadès Barné au passage du torrent du Zéred, notre errance avait duré 38 ans » (Dt 2,14), évoquant la durée du séjour au désert, la fin de l’Exode et la prochaine entrée en Terre Promise. Voici qu’après avoir lui aussi traversé un torrent, le Cédron, Jésus accède à Jérusalem et sur la rue qui mène au Temple, dont le gigantesque réaménagement voulu par Hérode le Grand sera achevé à peu près en l’an 40, il accomplit l’Écriture en permettant au paralytique guéri d’entrer au sein de son peuple dans le lieu du culte. Et cela par la puissance et la bienveillance de sa parole, sans recours à des croyances païennes ou magiques. Et nous, pèlerins, venons méditer sur le lieu attesté d’un miracle que la vénération populaire a pieusement gardé.
Plan des fouilles. Les couleurs aident à repérer chaque strate ; en noir les deux bassins anciens des VIIIe et IIe siècles av. J.-C. ; en vert les sanctuaires païens connus de Jésus ; en rouge la basilique byzantine et en bleu le moutier croisé (photo © Stanislao Lee / SBF).
Sur le terrain
Dès l’entrée dans le domaine, pour respecter la chronologie du site, on se dirigera vers les fouilles. Un plan exposé permet de se repérer dans les différentes époques. À gauche sont visibles les deux réservoirs des VIIIe et IIe siècles ; ils sont vides depuis que le roi Agrippa en 44 ap. J.-C. a bouché le vallon en amont, mais inamovibles et inchangés. Le rectangle du périmètre et la digue centrale étaient surmontés des cinq portiques que mentionne l’évangéliste (voir Jn 5,2). Sur la digue précisément et en s’appuyant sur les bassins au prix de huit arches gigantesques montant du fond du bassin sud, une arche est encore entière et les départs des sept autres sont visibles. Le patriarche de Jérusalem Juvénal (422-458) fait construire, à la demande de l’impératrice Eudoxie, une grande église orientée, 18 m de large sur 45 m de long, Sainte-Marie de la Probatique. Il se trouve que le chœur est précisément au-dessus d’une partie des « grottes miraculeuses, là où Jésus a rencontré et relevé le paralytique. Hasard de l’architecture ?
Accrochée à la digue devenue centrale entre les deux piscines israélites, la hauteur de cette arche donne une idée des énormes réserves d’eau nécessaires au Temple (photo © Lidian Strzedula / SBF).
Les Perses ont ravagé le lieu en 614 et après leur passage, le patriarche Modeste (630-634) restaure le temple de la Très Sainte Mère de Dieu selon le témoignage de son successeur Sophrone (634-638). L’église byzantine commémorait le miracle du Christ mais aussi la présence de la famille de Marie car, d’après le Protévangile de Jacques, un apocryphe du IIe siècle, les parents de Marie, Anne et Joachim auraient consacré leur fille unique au Temple, pratique totalement absente des traditions juives, et résidé pour cela à proximité du lieu. C’est pourquoi un des nombreux noms de la porte orientale toute proche est « Porte de Sainte Marie ». On est loin de la jeune fille de Galilée !
Il est intéressant de visiter ce domaine archéologique, d’en apprécier la profondeur et la solidité de ses soubassements en relisant le chapitre 5 de l’Évangile selon saint Jean. Tout ce qui se construit ici est fondé sur le rocher du terrain et sur le roc de la Parole de Dieu.
L’église Sainte-Anne, voulue par les Croisés, n’a pas été élevée au-dessus des ruines du sanctuaire du miracle de Jésus. Les Francs ont préféré vénérer Marie et sa mère, dont des récits apocryphes situent là la demeure (photo © Marie-Armelle Beaulieu / CTS).
La dernière architecture est Croisée
Cette magnifique église, la cinquième de la Jérusalem byzantine par la taille, fut détruite par le sultan Hakim (1008-1020). On en voit aujourd’hui les traces sur le sol, le chœur et son abside étant particulièrement repérables, ainsi que des fragments de mosaïques. À leur arrivée en 1099, les Croisés ne trouvent donc que des ruines. Ils vont alors édifier vers 1130 la grande église romane dédiée à la vénérable sainte Anne et un monastère de bénédictines sur son flanc sud ; sur la digue, entouré des deux bassins comblés par des gravats, ils replaceront un petit moutier, monastère masculin, dédié au miracle de la piscine. Le pèlerin Jean de Würzbourg en 1160 affirme que le couvent est prospère. Après la chute du royaume latin et la prise de Jérusalem, Saladin transforme en 1192 ce superbe bâtiment en école coranique, sans le détruire heureusement ! Cela explique le cartouche en lettres arabes gravées au-dessus du porche occidental. De facture romane, en belles pierres de taille, certaines provenant certainement de l’église byzantine mise bas, Sainte-Anne est d’une grande sobriété, les seuls décors sculptés étant un cordon torsadé courant tout le long du transept et de l’abside, un chapiteau représentant des feuilles de fougère, un autre des ondulations, une console montrant des sandales… pour évoquer Moïse au Buisson ardent (Ex 3,5) ? Et à la base de la demi-coupole de l’abside, on peut voir deux chapiteaux arborant une tête de taureau et une face humaine, sans doute pour rappeler les seuls deux évangélistes auteurs de récits d’enfance de Jésus, Luc et Matthieu, et donc liés à Marie, sa mère.
Maquette de la Jérusalem byzantine (photo © Marie-Armelle Beaulieu / CTS).
Afin de se donner une image la plus juste possible de la Jérusalem byzantine, on ne saurait trop recommander un arrêt à la maquette représentant la ville au VIe siècle que les assomptionnistes ont installée dans leur propriété de Gallicante. Après avoir visité Bethesda, Siloé, le Saint-Sépulcre, on comprendra, grâce à ce petit document en trois dimensions, l’importance de la vie religieuse de nos prédécesseurs, résidents chrétiens et pèlerins (lire la rubrique Venez et Voyez TSM n° 645). Et s’il se trouve encore, lire le superbe Terre Sainte romane aux éditions Zodiaque de 1964 sous la plume de Paul Deschamps, conservateur du Musée des monuments français, sur Sainte-Anne de Jérusalem.
Claire Burkel est professeure d’Écriture sainte à l’École cathédrale de Paris.
Source : Terre Sainte magazine 674 (2021) 6-11 (reproduit avec autorisation).