Vue aérienne du site (photo © Nadim Asfour / CTS)
Capharnaüm, le village que Jésus aimait
Claire Burkel | 5 octobre 2020
« Nous, nous avons tout laissé et nous t’avons suivi… » (Mt 19,27) Le groupe des Douze autour de Jésus approche de Jérusalem où ils ont bien compris que quelque chose de décisif va se jouer. Ils questionnent Jésus sur leur avenir et revoient les jours passés. Ils ont quitté leur maison de Capharnaüm et leur famille, leur métier de pêcheurs, leur environnement familier de campagne galiléenne, province fertile où la vigne voisine avec les palmiers, les noyers, les figuiers et les oliviers. Déjà avec lui ils ont sillonné la région car Jésus ne pouvait pas se limiter à cette ville, son « camp de base » selon les évangiles (Mt 9,35 ; 11,1 ; Mc 1,35-38 ; Lc 4,42-44).
Lui qui était né à Bethléem et a grandi à Nazareth, se reconnaît dans ce petit village au point que les évangélistes l’appellent « sa ville » et disent « la maison » pour le lieu où il réside. C’est la maison de Pierre et André, deux pêcheurs qu’il a rencontrés au bord du lac de Génésareth et qui sont vite devenus ses amis. Mais son choix de cette modeste bourgade n’obéit pas qu’à l’amitié. Elle est à un carrefour passant ; la via maris qui suit la côte méditerranéenne a bifurqué vers l’est dès Megiddo pour, empruntant la plaine de Yizréel, rejoindre le lac qu’elle longe par l’ouest ; se dirigeant vers Damas, elle passe un peu au-dessus de Capharnaüm. La ville est à la limite de la Galilée d’Hérode Antipas et de l’Iturée-Gaulanitide de son frère Philippe, frontière marquée par le Haut-Jourdain à quelques kilomètres de Capharnaüm – on sait qu’il y a là un bureau de douane (Mt 9,9). Surtout elle répond à une vocation : le nom de Kfar Nahum « village de la consolation » en hébreu, souligne la continuité du dessein de Dieu qui veut consoler son peuple : « Voici les larmes des opprimés et ils n’ont pas de consolateur ! » (Is 40,1 ; 49,13 ; 61,2 ; Qo 4,1). Il enverra un « autre » consolateur après la mort de Jésus (Jn 14,16), le Paraclet, l’Esprit saint. Le Messie se situe au cœur de ce dessein, venu pour consoler et accomplir la prophétie d’Isaïe : « Comme le passé a humilié le pays de Zabulon et Nephtali, l’avenir glorifiera le chemin de la mer, au-delà du Jourdain, le district des nations. Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière… » (lire Is 8,23-9,1). Consoler c’est l’entreprise de tous les instants du Père.
Fouilles archéologiques à Capharnaüm (photo © Stanislao Loffreda / Studium biblicum franciscanum).
Ce qu’en dit l’archéologie
Les vestiges ont été repérés vers 1838 et faussement interprétés par le pasteur Edward Robinson comme étant Chorazaïn. En 1866 Charles Wilson a entamé des fouilles. En 1894 la custodie de Terre Sainte a acquis le terrain où se sont succédées des équipes allemandes et italiennes, Kohl, Watzinger et Vendelino Hinterkeuser en 1905-1914, Gaudence Orfali en 1921-1926, Virgilio Corbo et Stanislao Loffreda en 1963-1980.
Occupé dès le XIIIe siècle av. J.-C., le terrain fouillé présente un village en activité du IIe siècle av. J.-C. au VIIe ap. J.-C. dans un périmètre assez restreint, bordé sur 500 m par le lac. On ne voit aujourd’hui qu’une grande synagogue et une maison particulière surmontée d’une structure moderne. Entre les deux les ruines d’un quartier d’habitations assez dense mais peu important. Toutes sur le même modèle de pièces simples groupées autour d’une cour, les maisons ne sont ouvertes sur la rue que par une seule porte et offrent le type même de la « maisonnée » où plusieurs familles peuvent cohabiter. On peut comprendre ainsi la maison de Simon et d’André en Mc 1,29.
Intérieur de la chapelle construite sur les ruines de la maison de Pierre (photo : David Shakbone / Wikimedia).
Cette maison de Pierre est un cas unique dans l’histoire de l’archéologie palestinienne. Selon les témoignages anciens :
À Capharnaüm la maison du prince des apôtres a été transformée en église, tout en laissant les murs d’origine. (Égérie pèlerine en 384)
La maison de Pierre est maintenant une basilique. (Le Pèlerin de Plaisance en 570.)
Ces deux témoignages appuient en quelques mots ce qu’ont mis au jour les campagnes archéologiques. Pierre avait pour demeure une salle presque carrée de 7 m sur 6,5 m, au sol en terre battue comme toutes les autres. Mais l’on a découvert que ce sol a été à plusieurs reprises (11 fois !) damé et repavé avec des cailloutis de basalte ou de la chaux. Et elle est la seule à avoir obtenu un tel traitement. Le dernier revêtement était une mosaïque, ce qui coïncide avec le témoignage du Pèlerin de Plaisance. Les murs ont aussi été plâtrés à plusieurs reprises. Sur les enduits, parfois décorés de fleurs et de motifs géométriques, on a relevé 157 graffiti, 124 en grec dont un touchant eleison, 18 en araméen et 15 en latin. Tous mentionnent le nom de Jésus, le Christ, le Seigneur ou Pierre et Rome ! La salle carrée avait été augmentée par des annexes, mais jamais déconstruite. Ce n’est qu’au début du Ve siècle que, tout en préservant cette structure, on la surmonta d’un octogone respectueux de ses mensurations, les huit pans englobant les quatre d’origine. Un baptistère fut ajouté sur le côté est et l’ensemble formait en effet une basilique sur le tracé exact de la maison tant vénérée du premier des apôtres. Atteint par plusieurs séismes aux VIe et VIIe siècle, le village ne s’est pas relevé de sa totale destruction en 638 par les armées arabes.
Pour le pèlerin d’aujourd’hui une superstructure a été montée par-dessus cet ensemble de ruines, dont le sol en verre permet une vue directe sur les vestiges. Le lieu est réservé à la prière et à la méditation sur le mystère de la vocation de Pierre.
Ce qu’en dit l’Écriture
Le jardin très ombragé avec de larges sycomores sera plus propice à un échange autour des textes de l’Évangile. Après le baptême au Jourdain, remontant du désert de Judée, Jésus a fait un saut à Nazareth (Lc 4,16-30), puis s’est installé sur le bord de la mer, là où il savait rencontrer beaucoup de monde. Il se lie d’amitié à Pierre dont il guérit la belle-mère d’une mauvaise fièvre. Et il appelle à lui les deux frères Simon et André, puis la fratrie Zébédée, Jacques et Jean. Un autre jour Lévi-Matthieu, qui n’est pas pêcheur, mais travaille au bureau de la douane comme publicain. Lorsque Jésus prêche sa parole est convaincante, dite avec autorité. Et puis il guérit de nombreux malades qui viennent devant la porte. Un jour la foule est si serrée que les amis d’un paralytique écartent les branchages formant toiture et descendent le malade fixé à son grabat pour le lui présenter. Quand sa famille, sa mère et ses frères, venus de Nazareth veulent lui parler, ils ne peuvent que rester dehors tant il y a de monde autour de Jésus (voir Mt 12,46-50 ; Mc 3,31-35 ; Lc 8,19-21). Méditer en ce lieu sur les journées de Jésus et l’appel de tout chrétien à s’attacher au Christ, c’est poursuivre la vocation de la domus ecclesiae que l’on vient de visiter.
Synagogue de Capharnaüm (Eddie Gerald / Wikimedia).
Là où le Christ a prêché
La deuxième « maison » de Capharnaüm est la grande synagogue, bâtiment de belle allure mais qui demeure une énigme et va particulièrement intéresser le pèlerin. La visiter ouvre sur une période de fouilles qui, si elles ont rendu leurs conclusions techniques, ne résolvent pas la question de son origine.
Pressoir à olives (Deborah Kerwood / Wikimedia).
C’est le monument que l’on distingue de prime abord en pénétrant sur le site de la custodie. D’après l’évêque Épiphane en 374, les juifs auraient interdit aux chrétiens, aux samaritains et aux gentils de résider à Capharnaüm, mais Constantin aurait autorisé la construction d’une église, notre domus ecclesiae. La pèlerine espagnole Égérie, 10 ans plus tard, mentionne la synagogue dans laquelle notre Seigneur guérit le possédé (Mc 1,21-28), à laquelle on accède par de nombreuses marches ; cette synagogue est en pierres de taille bien équarries. Les murs et colonnes de calcaire blanc tranchent nettement avec le basalte noir qui a servi à toutes les autres constructions du village, maisons, meules et pressoirs. Les bâtisseurs ont donc voulu quelque chose de luxueux pour cet édifice, important les matériaux d’une région lointaine : une grande salle de prière de 30 m sur 18 m dont les trois portes ouvrent au sud, indiquant aussi la direction de la prière car l’armoire à Torah se trouvait de ce côté ; un escalier entouré de deux lions, des bancs de pierres étagés autour des murs intérieurs et un vaste atrium de 30 m sur 12 m à ciel ouvert à l’est. Un musée en plein air, réaménagé en 2016, expose les chapiteaux, morceaux de fronton, bases de colonnes qui faisaient son ornementation, à la fois gréco-romaine : palmettes, guirlandes de fleurs, épis et grappes, rosaces, feuilles d’acanthe, aigles, griffons et lions, et juive : étoiles à cinq branches (sceau de Salomon) et à six branches (bouclier de David) et un très étonnant temple sur roues, dont la porte à deux battants est fermée. Est-ce une représentation nostalgique du temple de Jérusalem détruit en 70 ? une évocation de la vision d’Ézéchiel sur la mobilité de la présence de Dieu (Ez 10) ? une armoire à Torah sur roulettes pour visiter les villages dépourvus de synagogues ?
Étoile de David gravée sur un morceau de fronton (Wikimedia).
Le pèlerin lira in situ le long discours de Jésus tenu dans cette synagogue-même après la multiplication des pains (Jn 6,24-59) : « Tel fut l’enseignement qu’il donna dans une synagogue à Capharnaüm. »
Cette synagogue-là ? pas tout à fait, puisque les archéologues, en dégageant une partie du sol sous le dallage actuel, ont découvert le niveau et les fondations d’une synagogue plus ancienne ; et entre les deux pavements des fragments de céramique et des pièces de monnaie qui la datent à coup sûr de la seconde moitié du IVe siècle. On a donc reconstruit une seconde maison de prière sur l’emplacement exact de la précédente, tandis qu’à peine à quelques mètres la maison de Pierre est l’objet d’une fréquentation chrétienne fort importante. On s’interroge sur cette synagogue qui ne ressemble à aucune de celles qui parsèment le pays des IVe et Ve siècle, qui est certainement d’un coût trop élevé pour une communauté juive forcément restreinte ici, tout l’espace étant occupé par la vénération chrétienne autour de Pierre. Risquons une hypothèse : cette synagogue d’une facture unique n’aurait-elle pas été bâtie par des architectes byzantins, pour constituer un mémorial de ce grand discours de Jésus ?
Claire Burkel est professeure d’Écriture sainte à l’École cathédrale de Paris.
Source : Terre Sainte magazine 662 (2019) 6-11 (reproduit avec autorisation).