(photos © MAB / CTS)
Ouvrir les yeux sur la piscine de Siloé
Claire Burkel | 1er juin 2020
Va te laver à la piscine de Siloé – ce qui veut dire ’envoyé’. L’aveugle s’en alla donc, il se lava et revint en voyant clair. (Jean 9, 7)
Ce seul verset incite bien des pèlerins à se rendre, eux aussi, à la piscine, terme qui désigne plutôt un réservoir d’eau qu’un bassin ludique. Et ce petit espace peut raconter toute l’histoire de Jérusalem. Au point de départ sourd dans la vallée du Cédron une source abondante et pérenne, Gihon – dont le nom signifie ‘jaillissant’, celle qui fut sans doute à l’origine de l’établissement d’Urusalim au troisième millénaire. Quelle aubaine dans cette région sèche et montagneuse ! De l’autre côté du bloc rocheux de l’Ophel, descend une autre vallée, celle du Tyropéon. Les Jébuséens, les premiers occupants, ont creusé depuis l’intérieur de la ville dans cette roche un accès à leur source pour garder la possibilité d’y puiser en toute tranquillité, même en cas de siège. Un tel sinnor existe dans la plupart des cités des âges du Bronze ; on peut les emprunter à Tell Sheva, Megiddo, Hatsor, et même à Sepphoris qui est beaucoup plus récente. C’est par ce conduit intérieur que, vers l’an mil, le jeune roi David s’introduisit dans la ville dont il voulait faire sa capitale (2 S 5,7).
Dans la seconde partie du VIIIe siècle, le roi Achaz de Juda (743-727) se trouve confronté à un afflux d’Israélites au moment de la chute du royaume du Nord (721), ce qui l’amène à agrandir la ville et à devoir garantir son approvisionnement hydraulique. Son fils Ézéchias (727-698) doit résister aux menaces de l’Assyrien Sennachérib qui déploie ses armées dans tout le pays. En 701 le roi fait creuser une voie d’amenée d’eau depuis Gihon jusqu’à un grand bassin dont le nom shiloé vient du verbe même ‘envoyer’ shalah (2 R 20,20). La source, disponible de l’extérieur sur le flanc oriental de la colline de l’Ophel est dissimulée (2 Ch 32,1-8), et l’approvisionnement en eau est assuré dans l’enceinte de Jérusalem. Le récit de ce creusement est alors gravé sur une portion de roche au-dessus de l’entrée (voir l’encadré).
Au IVe siècle, sous administration perse, nous savons par Néhémie que le réservoir est bien en activité : « Shallum, chef du district de Miçpa, refit le mur de la citerne de Siloé jouxtant le jardin du roi jusqu’aux escaliers qui descendent de la Cité de David. » (Ne 3,15)
Le tunnel cananéen. Le canal mesure 120 m. Il faut 10 minutes pour le traverser. Ce canal est étroit, éclairé et sec. Il a été creusé à l’époque du bronze moyen II (XVIIIe–XVIIe siècle av. J.-C.) par les Cananéens.
La liturgie célèbre l’Histoire
Dans les liturgies de la fête des Tentes, le lieu est mis particulièrement à l’honneur. C’est l’automne, le pays sort de plusieurs mois de sécheresse et appelle la pluie sur les terres. Des processions descendent du parvis du temple jusqu’à Siloé et remontent des jarres d’eau pour en faire des libations autour des autels. On évoque le Ps 104,10-13 : « Dans les ravins tu fais jaillir les sources, elles cheminent au milieu des montagnes. De tes chambres hautes (les réserves des nuages) tu abreuves les montagnes » ; et 118, 25.27 : « Donne, Seigneur, donne le Salut… le Seigneur est Dieu, il nous illumine. »
Quand les Romains incendient la ville en 70 « le feu ravage toute la ville jusqu’à Siloé », rapporte Flavius Josèphe (Guerre VI,363). En 135 Hadrien y fera construire un sanctuaire aux nymphes de Jérusalem. Après cette date, en fonction du jeu des reconstructions, Siloé ne sera plus intramuros, mais en dehors de l’enceinte urbaine. Un témoignage, du pèlerin de Bordeaux en 333, mentionne une structure à quatre piliers, mais ce n’est qu’en 460 que l’impératrice Eudocie fait élever à ‘Jésus Illuminateur’ une basilique à trois nefs dont l’architecture, pour tenir compte du lieu saint, le bassin à ciel ouvert, et de la forte déclivité du terrain, est tout à fait originale : après un atrium de 20,5 m sur 6 m le narthex est un escalier de 16 marches qui aboutit au mur nord de la basilique soutenu par des piliers. En contrebas un autre escalier extérieur rejoint la piscine où l’on pouvait faire des ablutions et se baigner. Le pèlerin de Plaisance en 570 en témoigne : « On descend de nombreuses marches jusqu’à Siloé, et au-dessus de Siloé se trouve une grande basilique sous laquelle surgit l’eau de Siloé. » L’empereur Justinien (527-605) pratiqua des restaurations et ajouta à l’édifice une coupole, mais tout fut détruit par les Perses en 614, sauf le réservoir lui-même, car on attribuait à cette eau des vertus curatives. La maquette de la Jérusalem byzantine qui se trouve dans le domaine des Assomptionnistes de Saint-Pierre en Gallicante en donne une représentation très précise. Un document du XVe siècle mentionne la colonnade mais semble ignorer le bassin qui devait alors être comblé.
Une longue période d’oubli s’ensuit où la piscine ne sert plus que de lavoir et enfin de décharge, le tunnel étant oublié. Les premiers archéologues à l’explorer, Edouard Robinson en 1836, Charles Warren en 1867, doivent avant tout le dégager de ses détritus et immondices. C’est en 1880 qu’un architecte allemand, Conrad Schink découvrit fortuitement l’inscription dont, après l’avoir nettoyée, il fit faire des moulages. L’original découpé de la roche se trouve maintenant au musée des Antiquités d’Istanbul, mais le Louvre et le musée d’Israël à Jérusalem en possèdent des copies. En 1890 une mosquée est construite dans le village de Silwan dont la population augmente.
Aujourd’hui c’est le Parc archéologique de la Cité de David qui propose la visite de l’ensemble. Un peu en dessous de la Porte des Immondices, ouverte dans la muraille sud de Jérusalem, on entame une longue descente en partie à ciel ouvert, ce qui permet de mesurer le relief de cette pente de l’Ophel où David avait son palais, puis sous la roche elle-même jusqu’à la source. De là, pieds et mollets dans l’eau vive et fraîche, on emprunte le canal sur toute sa longueur, sans lumière autre que celle que l’on aura soi-même fournie, jusqu’aux marches de ce qui reste de l’antique bassin, redécouvert en 2004 avec son système hydraulique et une partie de la rue pavée qui monte à l’Ophel.
Sortie du tunnel d’Ezéchias. Longtemps présenté comme la piscine de Siloé, ce bassin sur lequel débouche le tunnel d’Ezéchias fut détrôné en 2004. Lors des réparations nécessaires sur une conduite d’égouts, les archéologues mirent au jour, 30 mètres en contrebas vers l’Est, la piscine de Siloé qui servait aux pèlerins du temple de Jérusalem.
D’Isaïe à Jésus, eau et lumière
Par la voix d’Isaïe Dieu avait pris acte des efforts royaux pour moderniser la ville : « Vous avez collecté les eaux de la piscine inférieure vous avez fait un réservoir entre les deux murs pour les eaux de l’ancienne piscine, mais vous n’avez pas eu un regard pour l’auteur de ces choses. » (Is 22,9-11) Dieu fait reproche à Ezéchias qui fortifia sa ville et fit venir l’eau dans ses murs ; « avec le fer il fora le rocher et construisit des citernes » (Si 48, 17) ; car « Puisque ce peuple a méprisé les eaux de Siloé qui coulent doucement… le Seigneur fait monter contre lui les eaux du Fleuve (c’est l’Euphrate, image de l’Assyrien conquérant) puissantes et abondantes ; le roi d’Assur et toute sa gloire inondera et couvrira toute l’étendue de ton pays, Emmanuel » (Is 8,6-8). On entend là les mêmes termes avec lesquels le peuple hébreu a été sauvé de l’Égypte : « Moïse étendit la main sur la mer, la mer rentra dans son lit, les Égyptiens la rencontrèrent et le Seigneur culbuta les Égyptiens au milieu de la mer et les eaux refluèrent et recouvrirent les chars et les cavaliers de toute l'armée de Pharaon. » (Ex 14,27-28)
C’est que Achaz et Ézéchias ont préféré faire confiance à leurs diplomates égyptophiles et à leurs ingénieurs, habiles en fortifications et travaux de soutènement, plutôt que dans la parole du Seigneur qui ne leur demande que de s’appuyer sur lui avec confiance. « Ils m’ont abandonné, moi la source d’eau vive, pour se creuser des citernes, citernes lézardées qui ne tiennent pas l’eau », dit autrement Jérémie (2,13). Ces allégories de l’eau sont bien parlantes.
Jésus aussi jouera sur les mots. Selon le quatrième évangile, il se trouve à Jérusalem précisément pour la semaine des Tentes : « Le dernier jour de la fête, le grand jour, Jésus debout s’écrie : ‘Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive celui qui croit en moi. Comme le dit l’Écriture : de son sein couleront des fleuves d’eau vive.’ » (Jn 7,37)
Puis au chapitre 9 lorsque, dans la même semaine de fête, il rencontre un aveugle-né, il laissera les eaux « envoyées » déciller les yeux de l’aveugle. Tout ce chapitre détaille les étapes d’une vraie catéchèse : comment celui qui n’a pas encore rencontré le Christ en vient à reconnaître en celui qui a eu pour lui la parole de guérison, son « illuminateur », le Fils de l’homme et le Seigneur (Jn 9,35-37). De lui-même aussi Jésus dira : « Comme tu m’as envoyé, Père, dans le monde, moi aussi je les envoie (les apôtres) dans le monde. » (Jn 17,18) C’est la logique de l’envoi : l’eau qui peut inonder un territoire et provoquer de graves destructions, est aussi envoyée dans des canaux faits de main d’homme, pour le plus grand bénéfice des habitants. L’eau qui s’écoule paisiblement et offre vie et fraîcheur, l’eau nécessaire et offerte en abondance, révèle le don gracieux de Dieu que l’homme ne peut accaparer ni enfermer. « Heureux l’homme qui se plaît dans la Loi du Seigneur, il est comme un arbre planté près des ruisseaux. » (Ps 1,1.3)
Claire Burkel est professeure d’Écriture sainte à l’École cathédrale de Paris.
Source : Terre Sainte magazine 660 (2019) 6-11 (reproduit avec autorisation).