Le Christ et la tempête. Giorgio de Chirico, 1914. Trivium Art History.
Passons sur l’autre rive !
Roland Bugnon, CSSP | 10 septembre 2018
L’appel de Jésus à tenir bon dans la foi va prendre une forme particulière dans le récit qui clôt son enseignement en paraboles (Mc 4,35-41). Sans transition, Marc entraîne son lecteur dans un événement chargé de mystère où s’entremêlent visiblement le vécu et les figures symboliques qui donnent sens à l’ensemble.
Le soir tombe. C’est l’heure où tout s’obscurcit, où tout semble – à l’époque – livré aux puissances des ténèbres… où se livrent les grands affrontements… Et voilà que Jésus invite ses disciples à monter dans la barque en leur disant simplement : « Passons sur l’autre rive. » Dans un premier temps, on peut penser que Jésus invite ses disciples à aller de l’autre côté du lac et de rejoindre le pays de la Décapole où se continuera quelque temps sa mission. Pour les disciples, l’invitation a dû susciter des questions et des réticences. Ils ont certainement réagi par un réflexe d’angoisse et de peur. L’autre rive est un pays païen, maudit et livré, pensent-ils, au pouvoir de Satan ou des puissances des ténèbres. Un juif pieux de l’époque ne peut y penser qu’avec dégoût et mépris.
Passer sur l’autre rive, prend finalement la signification que Paul donnera à l’action de Jésus en disant qu’il est venu faire tomber le mur de la haine et du mépris qui sépare les peuples entre eux et justifie toutes les atrocités commises au long de l’histoire. Marc anticipe ici les problèmes de la jeune communauté chrétienne qui doit apprendre à « vivre avec l’autre », à manger à la même table que le non-circoncis, à l’accepter avec ses différences. Ce fut en réalité le combat de Paul à Antioche (Ac 14 -15) et au cours de chacun de ses voyages missionnaires. Suscitant contre lui de grandes oppositions, il doit justifier, devant l’assemblée de Jérusalem, l’annonce faite aux païens, sans leur imposer la loi mosaïque comme préalable. L’invitation à passer sur l’autre rive ou à détruire les murs de la haine prend alors une signification permanente qui perdure jusqu’à aujourd’hui. En sommes-nous conscients?
Les disciples s’embarquent et hissent la voile. Ils ont quitté l’abri protecteur du rivage et voguent en eau profonde. Mais voilà que « survient une violente tempête. Les vagues se jetaient sur la barque, si bien que déjà elle se remplissait. » (v. 37) La tempête… le déchaînement des vagues contre la barque… la menace du naufrage… Tous les ingrédients sont là pour dramatiser la situation. Si les brusques bourrasques de vent de la mer de Galilée sont connues, comment se fait-il que les disciples qui comptent des pêcheurs aguerris, se montrent si pitoyables dans la conduite de la barque? Et pour corser l’événement, Jésus semble absent. Le verset suivant nous dit qu’il dormait sur le coussin de la banquette arrière. Alors que les disciples tremblent de peur devant la perspective du naufrage, lui n’en a cure apparemment. Il dort.
Il est difficile de ne pas voir dans cet épisode des situations que Marc connaît où qu’il a devant les yeux. La tempête est plus qu’un événement climatique. Elle symbolise des réalités vécues par les premières communautés chrétiennes. Paul est poursuivi de la haine de frères juifs devenus chrétiens. Mais qui ne supportent pas son attitude d’accueil sans condition des personnes d’origine gréco-romaines dans les nouvelles communautés. À Rome, les premières persécutions éclatent. Les questions fusent de partout : Jésus est-il vraiment le Fils de Dieu? Que fait-il? Pourquoi n’intervient-il pas? Dans le récit de Marc, la question est directement posée à Jésus que l’on a tiré de son sommeil (v. 38b) : « Maître, nous sommes perdus ; cela ne te fait rien? » Alors se produit le signe qui prend de cours tout le groupe : « Réveillé, il menaça le vent et dit à la mer : « Silence, tais-toi ! » (v. 39) Le calme est revenu et Jésus regarde ses disciples ébahis en leur disant : « Pourquoi êtes-vous si craintifs? N’avez-vous pas encore la foi? »
La foi... Le mot s’inscrit avec force au terme de l’épisode! La foi, non pas comme l’adhésion formelle à des affirmations énoncées par ceux qui sont sensés dire ce qu’il faut croire, mais la foi comme l’adhésion à une personne dont on ne doute pas de sa présence active et aimante, malgré son silence ou son absence apparente. La foi qui permet de rester debout dans l’épreuve et d’aller jusqu’au bout de son engagement de vie.
Seigneur Jésus ! Dans la peur de tes disciples, je reconnais bien mes propres angoisses et mes doutes, lorsque je dois moi aussi traverser la tempête, affronter un monde inconnu, parler de toi à des personnes qui ne te connaissent pas ou à d’autres qui sont hostiles. Tu le sais toi-même! Faire tomber le mur de la haine ou de la suspicion qui nous sépare les uns des autres, n’est pas facile. Tu l’as appris à tes dépens en payant le prix de ton sang. Donne-moi la force de ton Esprit, pour que je sois capable de faire tomber les murs de haine, même s’il faut pour cela affronter la tempête. Je le sais! Jamais ta présence active ne me manquera et, comme Paul, je suis certain que ma faiblesse est ma force. Puisque tu peux alors agir en moi.
Prêtre spiritain, Roland Bugnon est l’auteur de Voyage de Marc en Galilée : récit imaginaire et romancé de la naissance d'un livre (Saint-Augustin, 2013).