Saint François et le cantique des créatures. Vitrail de l’église Saint-François d’Assise, Mill Park (banlieue de Victoria en Australie).
La bonne nouvelle aux pauvres, perle de l’Évangile
Jean-Claude Ravet | 16 janvier 2023
La société moderne rayonnante de son savoir scientifique et technique qui lui a permis de devenir selon la promesse de Descartes « comme maître et possesseur de la nature », au point où pour certains le « comme » est devenu superflu, et fière du bien-être matériel qu’elle a pu ainsi acquérir grâce à cela, regardait il y a peu avec un certain dédain les sociétés qui la précédèrent. De même les peuples et les manières de vivre qui lui rappelaient encore ce passé honteux de dépendance, comme parfois il arrive à un nouveau riche de mépriser son ancienne vie et les relations qu’il entretenait alors qu’il était dans la pauvreté. Je dis « regardait » parce que cet orgueil et ce mépris apparaissent de plus en plus à nos contemporains comme le fruit pourri d’une démesure qui nous mène vers une catastrophe écologique et civilisationnelle dont on ne sait pas encore s’il sera possible de s’échapper.
Ce qui est sûr, par contre, c’est que cette issue favorable, si elle est encore possible, dépendra de notre capacité à changer radicalement de cap : à adopter une nouvelle manière de concevoir notre relation à la nature, en ne la considérant plus comme une étrangère, comme si elle n’était pas la source de notre existence, ou comme une ennemie menaçante qu’il faudrait vaincre et assujettir ; mais plutôt, comme notre « maison commune », à la manière du pape François dans Laudato si, et comme notre Mère la Terre, à la manière de saint François, dans la tradition chrétienne, et des peuples autochtones encore aujourd’hui. Ni le savoir scientifique ni le savoir-faire technique ne suffisent à cela, ils peuvent même devenir un obstacle s’ils s’obstinent à évacuer comme « insignifiantes » les questions de sens qui s’expriment à travers l’imaginaire, les mythes, les croyances, la foi en Dieu. Car c’est à un art de vivre qu’il faut renouer de toute urgence. Et nous ne sommes jamais Terriens sans la médiation de la parole et du sens.
Et dans ce retournement, cette metanoïa, comme dit l’Évangile en grec, « la bonne nouvelle de Jésus aux pauvres » est une boussole précieuse sur cette voie qui s’ouvre en marchant dans la nuit du monde. Car elle met en évidence au-delà de la beauté de la vie, dont nous partageons l’aventure infinie, l’expérience humaine du mal, de la souffrance et de l’injustice. Elle rétablit le lien intime entre la beauté, la bonté et la justice, comme l’exprime magnifiquement le chant de gratitude de Marie au Dieu de la vie, par ces mots que Maurras, ce chantre de l’extrême-droite, qualifiait de « venin », en remerciant l’Église de son temps d’en avoir atténué la portée : « Je reconnais la grandeur du Seigneur… Il détrône les souverains et élève ceux qu’ils ont piétinés. Les affamés sont comblés ; les riches sont congédiés les mains vides. » (Lc 1,47.52-53)
Cette bonne nouvelle le fait, d’abord et avant tout, en posant les « pauvres » – ces oubliés de toujours des manuels d’histoire écrits en hommage aux puissants – comme les protagonistes dans « l’histoire du salut », qui ne peut être conçu, précisément, qu’à partir du revers de l’histoire. L’exclu y devient le centre : « ce qui, dans le monde, est sans naissance et que l’on m’éprise, voilà ce que Dieu a choisi : ce qui n’est pas pour réduire à rien ce qui est », dit Paul (1 Corinthiens 1,28). Ils ne sont pas choisis parce qu’ils sont bons, mais parce que Dieu est bon. Et que sa bonté est justice. Et à partir de ce « centre », tout prend sa place, de sorte que l’histoire devient au fond, grâce à Dieu, un combat incessant contre la défiguration de la création de Dieu. Le combat même de Dieu. Dieu nous le rappelle en Jésus, témoignage de Dieu : « l’agneau debout, comme égorgé » de l’Apocalypse (5,6), ce livre de l’espérance des désespérés. Le messie, en effet, puissance et sagesse de Dieu, ne peut être vu, dans cette histoire, qu’à partir de la perspective de Dieu, que pauvre et crucifié. Mais de la perspective de l’histoire écrite en hommage aux grands et aux puissants de ce monde, elle n’est que faiblesse et folie de Dieu. Mais « ce qui est folie de Dieu, dit saint Paul, est plus sage que les humains, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les humains » (1 Co 1,25).
« Jésus s’est fait pauvre pour nous enrichir par la pauvreté. » (2 Corinthiens 8,9)
Entendre cela, c’est s’ouvrir à la « pauvreté » comme un champ de libération, et une invitation pressante, comme il est écrit dans l’Évangile en lettres de feu, à se mettre du côté du Dieu qui vient, et de ceux et celles qui ne sont pas, à s’engager à rompre les chaînes des opprimés, à reconnaître et rendre la dignité aux gisant sur la route du « progrès », à freiner sa marche aveugle et à construire un monde à contre-courant, où règne la justice et la bonté. Et y rencontrer Dieu. En ce sens, la pauvreté dont il est ici question n’est pas à comprendre comme un « état » dans lequel quelqu’un se trouve, mais comme un processus de déshumanisation dont l’engrenage, masqué par l’écran de la fatalité – cette idole au multiple nom dont « Progrès », « Dieu », « Nation », « Argent » –, doit être rompu, pour ne pas être broyé collectivement par « les rouages de l’immense machine à fabriquer les riches » (Bernanos).
Cette exigence de l’Évangile a peu à voir avec une certaine lutte contre la pauvreté promue dans les sociétés libérales, comme en temps de chrétienté, la charité aux pauvres, consistant à décharger la responsabilité à des institutions étatiques et à des fonctionnaires, dans la mesure où, ce faisant, sont laissées intactes ou passées sous silence les dimensions structurelles des inégalités et des exclusions à la source de la pauvreté. Secourir les pauvres est nécessaire et louable, il en va même de notre humanité, mais cela n’exempte pas du devoir tout aussi impérieux de lutter contre les causes de cette détresse, même au prix du mépris et de la répression, si bien exprimé par dom Helder Camara, au temps de la dictature militaire au Brésil : « Quand je donne du pain aux pauvres, on dit de moi que je suis un saint. Quand je demande pourquoi ils sont pauvres, on me traite de communiste. » De ceux qui auraient pu penser de même, Bernanos écrivait en 1941 :
Mussolini a écrit un jour qu’il respectait dans l’Église la « plus grande force conservatrice de l’histoire ». C’est bien l’image que César s’est toujours fait de l’Église de Dieu et nous savons que cette image est fausse. Malheureusement nous savons aussi que beaucoup de chrétiens la juge vraie, qu’ils croiraient volontiers que le Christ est mort uniquement pour la sécurité des propriétaires, le prestige de tous les hauts fonctionnaires, et la stabilité des gouvernements.
Or, que cherche-t-on le plus souvent dans la lutte contre la pauvreté, en sociétés libérales, si ce n’est d’en atténuer les effets, sans plus et surtout pas de remettre en cause la manière de faire société, qui la produit pourtant. Ce qu’elle cherche au fond, c’est la paix de l’ordre social, et la sécurité des riches, de faire au mieux des exclus de « bons citoyens », certes de seconde zone, mais éduqués aux bonnes manières bourgeoises : celles d’aspirer, selon ses moyens, au bonheur individualiste conforme à la société de consommation et au confort des riches, dans un esprit de servitude et de conformisme.
L’esprit de la bonne nouvelle de Jésus aux pauvres est tout autre. Il est porté par un souffle qui bouleverse l’existence et éprouve le socle sur lequel est construite notre maison commune. Il n’affaiblit en rien la résistance au mal, lequel corrompt autant l’âme que l’organisation de la vie commune. C’est pourquoi dans l’Évangile, le bonheur joyeux promis aux pauvres de posséder la terre est couplé du malheur annoncé à qui la possèdent injustement, les riches (Lc 6,20-26). Car on ne peut servir Dieu et l’Argent, dit Jésus (Lc 16,13). Or l’idole de la richesse (« Mamon ») ordonne des comportements, des rapports sociaux, des manières de concevoir la société, les priorités sociales et politiques. Et c’est pourquoi aussi dans ce contexte conflictuel, celui et celle qui cherchent à rompre le culte rendu à l’Argent, l’asservissement qu’il implique, deviennent « pauvres », compagnon et compagne des pauvres. « Pauvres » dans la perspective de l’Évangile renvoie ainsi à la fois à la condition sociale d’appauvri, d’exclu, et à une manière d’être et de vivre libératrice, dans l’esprit de ce que Jésus appelle « le Règne de Dieu », indissociable du combat contre « l’anti-règne » des idoles de la mort, selon les termes du théologien jésuite Jon Sobrino (Jesucristo liberador, Madrid, Trotta, 2020).
Il reste évidemment à explorer cette manière « subversive » d’être pauvre à la suite de Jésus. La parabole du Bon Samaritain (Luc 10,25-37), pour le dire rapidement, nous en offre un premier jalon, consistant entre autres à prendre parti pour la fragilité plutôt que pour le pouvoir, au nom de sa propre fragilité, et à se laisser toucher par le cri de l’être souffrant, opprimé, abandonné, à le faire sien et y répondre comme de sa propre vie.
Chercheur associé au Centre justice et foi, Jean-Claude Ravet a été rédacteur en chef de la revue Relations de 2005 à 2019.