Messe d’ouverture du synode sur l’Amazonie (photo © Vatican News)
La longue marche vers l’Évangile
Jean-Claude Ravet | 9 décembre 2019
Nous assistons depuis un certain temps à une fronde ultraconservatrice contre le pape qui s’est manifestée particulièrement virulente dans le contexte du synode sur l’Amazonie. Il serait impensable, hérétique même, selon certains évêques et cardinaux, que chez les peuples autochtones d’Amazonie des anciens deviennent prêtres, quoique déjà mariés, et des femmes, diaconesses. Pourtant, ces propositions audacieuses sont parfaitement fidèles à l’Évangile.
Pour les ultraconservateurs, l’Évangile est devenu un code, une lettre divinisée, mais morte. Une idole. Il n’est plus une parole vivante toujours irriguée par l’Esprit. Et l’Église, pour eux, est une structure fossilisée, non des « pierres vivantes » (1 Pierre 2,5). Et la poussière qui s’y accumule est vénérée comme les traces de Dieu alors qu’elle empêche de respirer. Cette Église poussive est à l’image de l’extrême-droite dans le domaine politique. Des gens qui essentialise le passé pour mieux contrôler le présent, l’enfermer dans des chapes de plomb morales, juridiques, politiques, économiques, et exclure le peuple, sommé de se soumettre à leur diktat. L’ordre et la soumission aux règles sont pour eux des vertus cardinalices. En fait c’est le pouvoir et les privilèges qu’il confère que les membres de la hiérarchie ultra-conservatrice vénèrent. Le pouvoir sur (la domination) bien entendu, non le pouvoir de (la capacité d’agir) qu’ils honnissent. Pourtant, l’Évangile de Jésus est on ne peut plus clair : « Ceux qui dominent les peuples se font appelés bienfaiteurs. Pour vous rien de tel. Mais que celui qui commande prenne la place de celui qui sert. » (Luc 22,25-26) Ils pervertissent ainsi l’Évangile. Pour eux, le pouvoir n’est pas service mais domination, et est réservé à une élite ; le peuple, lui, doit obéir docilement. La parole n’a pas à être partagée comme l’invite Jésus ; elle est plutôt confisquée par quelques-uns qui s’arrogent un pouvoir sacré.
Cette conception de l’Église a tout à voir avec ce qu’on appelle le cléricalisme qui est une forme obscène de la foi, dans laquelle le prêtre est l’image pétrifiée d’un Dieu qui étouffe la vie. Il se caractérise encore là par le fait qu’il inverse les paroles de Jésus : « Le sabbat a été fait pour l’être humain, et non pas l’être humain pour le sabbat. » (Marc 2,26) Les invectives de Jésus dans l’évangile de Matthieu s’appliquent bien à ceux qui imposent une telle vision de la foi : « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! Vous qui ressemblez à des sépulcres blanchis : au-dehors ils ont belle apparence, mais au-dedans ils sont pleins d’ossements de morts et de toute espèce d’impuretés. » (Mt 23,27) Ils s’entendent bien avec ceux qui spolient les pauvres, vampirisent la vie. Pour eux, pas de vie avant la mort… ils la vampirisent.
Dans le cléricalisme, le pouvoir est indissociable de la violence. Il écrase, humilie, musèle. En ce sens, il s’exerce tout naturellement contre les femmes. En les marginalisant, le cléricalisme relègue le souci de l’autre et la fragilité comme subalternes par rapport à la force et au contrôle, aseptisant la saveur subversive de l’Évangile, qui redonne leur dignité aux femmes, comme aux pauvres et aux exclus. Le rappel charnel chez elles de l’enfantement incommode, car il ouvre symboliquement à des commencements inédits, à la nouveauté, à l’ébranlement de l’ordre par la vie. Il faut pouvoir le contrôler par une morale étriquée au service du pouvoir. Ce germe d’inattendus, d’inespérés, doit être brimé, écrasé. L’essentiel c’est la permanence de l’ordre, avec ses maîtres d’un côté et ses serviteurs de l’autre. Ni la promesse, ni le projet n’ont de place centrale dans l’existence, qui doit demeurer sous strict contrôle de la « caste » hiérarchique. Dans cette optique, l’Église, une institution « divine » dont on aura pris soin de neutraliser sa dimension « instituante », qu’est le « peuple de Dieu », est condamnée à ânonner ad vitam eternam des « vérités » désincarnées.
L’encyclique Laudato Si’ du pape François appelle avec force à cesser de se comporter en « maîtres et possesseurs de la nature », mus par l’appât du gain et la volonté de puissance, pour agir plutôt en gardiens bienveillants de notre Maison commune, de sœur notre mère la Terre, dans un esprit de partage et de solidarité. C’est dans ce même esprit qu’il appelle à faire de l’Église un lieu d’accueil et de service, et non de pouvoir et d’apparat. La tâche est ardue, car ces deux interpellations suscitent la grogne de ceux qui trouvent leur profit dans la tragédie écologique et ecclésiale. Dans les deux cas, l’avenir reposera sur la détermination des hommes et des femmes de la base – confiants en la vie qui les habite et au Dieu vivant qui les accompagne – à s’opposer à ces entreprises de destruction et de déshumanisation, refusant d’adorer des idoles, au service de la mort, mais en s’engageant plutôt au service de la vie. « On t’a fait savoir, homme, femme, ce qui est bien, rien d’autre que d’accomplir la justice, d’aimer la bonté et de marcher humblement avec ton Dieu ! » (Michée 6,8).
Jean-Claude Ravet est rédacteur en chef de la revue Relations.