(photo : Petter Rudwall / Unsplash)

Notre maison commune

Jean-Claude RavetJean-Claude Ravet | 23 avril 2018

Dans la tradition chrétienne, l’Esprit Paraclet accompagne les chrétiens et les chrétiennes dans leur relecture de l’Évangile, empêchant que celui-ci devienne lettre morte et non pertinent pour le monde. Cet effort de traduction au temps présent de la Bonne nouvelle, le concile Vatican II l’a incarné en étant attentif aux « signes des temps », c’est-à-dire à ce qui se passe dans le monde, aux crises que le traversent, aux grands enjeux auxquels on est confronté, aux événements qui cristallisent les espoirs et les angoisses de notre temps. Car l’Évangile trouve sa pleine signification lorsqu’il est confronté au réel.

C’est ce que le pape François a fait dans l’encyclique Laudato Si. Ce document capital « actualise » l’Évangile en le confrontant à la crise profonde, radicale, à laquelle l’humanité fait face et dont il est urgent d’apporter un remède, si nous voulons assumer notre responsabilité d’être gardiens de nos frères et de nos sœurs, et de la Terre, notre maison commune. Le constat est implacable. Il nous faut changer de modèle de production et de développement, sans quoi nous allons droit à la catastrophe. Il y a épuisement des ressources, car le mode de vie occidental présenté comme modèle nécessiterait plusieurs Terre pour le soutenir à l’échelle du globe. Le mode de production qui le sous-tend détruit ainsi les écosystèmes et l’idéologie qu’il véhicule engendre la cupidité et l’exclusion à grande échelle, le mépris du vivant, au point qu’une grande partie de l’humanité en vient à être vue comme superflue.

Or, cette situation pour le moins critique révèle la richesse de l’Évangile sous un jour nouveau. Le cri de la Terre et des pauvres dévoile, libère la Bonne nouvelle pour aujourd’hui.

Heureux les pauvres. Malheur aux riches.

La crise que nous traversons révèle l’impasse d’un mode de vie fondé sur une compréhension erronée de la richesse – comme domination, appropriation, exclusion. Nous comprenons d’une manière surprenante le malheur qui s’y rattache. Et la haine de la vie qu’elle engendre. Être riche, dans cette perspective, c’est accaparer des ressources qui sont données pour nourrir tout le monde. Les prophètes bibliques l’on dit et redit : la richesse que Dieu honnis, c’est celle qui prive les pauvres du pain quotidien. Les empêche de vivre bien. Elle est le symbole de cette usurpation, de cette privation. Une parole de Gandhi traduit bien cette critique biblique de la richesse : « La Terre compte suffisamment de ressources pour répondre aux besoins de tous, mais pas assez pour satisfaire la cupidité de chacun. »

Or, le capitalisme à fait de la cupidité le moteur de l’économie. La richesse a été vantée comme l’espérance des pauvres qui peuvent recueillir les miettes du festin des riches. Cette logique a épuisé la Terre. Elle a conduit à l’édification d’un monde égoïste centré sur l’avoir, entraînant le pillage des ressources, la perte du bien commun, la contamination de l’eau, de l’air, du sol, des mers. Les écosystèmes sont dangereusement menacés : perte de la biodiversité, réchauffement climatique, etc. L’enrichissement des riches est devenu obscène : huit personnes possèdent plus que la moitié de l’humanité.

La crise nous confronte ainsi à des prises de décision radicale sur notre mode de production, sur notre manière de vivre, sur nos rapports au monde. Et dans cet ébranlement nous entendons d’une manière nouvelle la béatitude des pauvres (Mt 5,3-11) comme la manière d’être au monde compris comme « Maison commune ». Cette béatitude renvoie non seulement à l’injustice, à la domination dont les pauvres sont victimes, mais aussi à un regard nouveau sur notre humanité. La pauvreté est chemin d’humanité. Elle témoigne de la fragilité inhérente à la vie, qui pousse au souci d’autrui, à l’amour du monde, à la compassion, à l’attention aux plus petits, au service et à l’entraide. Elle rend compte d’une vie centrée sur la justice, le partage, la paix et non sur le désir d’avoir toujours plus. Elle exprime la gratitude face au don de la vie et à sa beauté et le désir d’y participer par la bonté, d’en prendre soin – d’être gardien de ses frères, de ses sœurs et de la Terre. Le partage du pain comme mémoire de la présence de Jésus parmi nous est le signe de cette vie partagée. La pauvreté évangélique – pauvreté comme humilité, simplicité, manière d’être habitant de la terre (humus), pour qui la relation à la vie, aux autres, est fondamentale – invite à tisser des liens qui libèrent, non qui enchaînent. À ne pas se replier sur soi, ni à se considérer comme maître et possesseur de la nature.

Cet appel à être solidaire et miséricordieux, en état de louange et de reconnaissance, en quête de sens, « à vivre simplement pour que d’autres puissent simplement vivre » (Gandhi) – être « pauvre » – est une remise en cause radicale de l’aspiration à être « riche », promue par la société. Cette « richesse » renvoie à l’illusion mortifère d’être autosuffisant, de trouver sa joie dans l’avoir, la cupidité, de vivre dans une « bulle », dans l’indifférence, comme si on pouvait se dissocier du destin de la multitude. La richesse comme appropriation, jouissance au prix de la réduction de l’autre, de la vie en objet à posséder, à abuser, à jeter. C’est là des sources de grands malheurs. « Malheur aux riches » dit Jésus, « car vous avez votre consolation » (Lc 6,24).

Consolation : Paraklesis en grec. L’argent, la possession, devient la grille de lecture de la vie, le souffle poussif qui anime la relation centrée sur soi. Ce paraclet n’ouvre pas au monde. À la vie, comme y convie l’Esprit Paraclet. Il la flétrit au contraire. Il érige des murs et non des ponts. Il sème l’exclusion et non le partage. Il rompt la relation qui se fonde sur la fragilité et l’attention à la vie. Malheur à ce qui enferme alors dans la désolation, transformant le monde en désert et non en jardin. Cette « consolation » est aveuglement mortifère. Or, c’est le modèle qui est véhiculé dans les médias. Par l’idéologie capitaliste, justifiant les inégalités, les privilèges, les exclusions, l’égoïsme, la cupidité. La vie des gens riches et célèbres. Le culte de l’argent.

L’Évangile nous appelle à rompre avec cette organisation de la société centrée sur la domination pour la fonder sur le service : « Les rois des nations les commandent en maîtres, et ceux qui exercent le pouvoir sur elles se font appeler bienfaiteurs. Pour vous, rien de tel! Au contraire, que le plus grand d’entre vous devienne comme le plus jeune, et le chef, comme celui qui sert. » (Lc 22,25-26). « On ne peut servir Dieu et Mammon. » (Lc 16,13).

Car en Dieu, la justice et la bonté s’embrassent, là est la beauté de Dieu. « La gloire Dieu, c’est que l’être humain vive », disait saint Irénée. « C’est que le pauvre vive », renchérissait saint Romero des Amériques. Combat social et spiritualité vont de pair, si du moins on comprend la spiritualité comme une manière de vivre selon l’esprit de l’Évangile, porteuse d’un projet de société, qui ne s’adresse pas qu’à des chrétiens et des chrétiennes, mais se présente comme une voie d’humanité dans laquelle la simplicité, le partage, l’entraide, la joie de vivre et de servir occupent une place significative… et vitale.

Jean-Claude Ravet est rédacteur en chef de la revue Relations.

Hammourabi

Justice sociale

Les textes proposés provoquent et nous font réfléchir sur des enjeux sociaux à la lumière des Écritures. La chronique a été alimentée par Claude Lacaille pendant plusieurs années. Depuis 2017, les textes sont signés par une équipe de collaborateurs.