Çippora, de la série Women of the Bible (photo © Dikla Laor).
Çippora ou l’alliance de sang
Anne-Marie Chapleau | 1er mai 2023
Lire : Exode 2,16-22 ; 4,24-26 (voir également 18,1-7)
Les personnes le moindrement familières avec les histoires bibliques ont toutes entendu parler de la rencontre de Moïse et du Seigneur au buisson ardent (Ex 3,1–4,17). Moins nombreux, cependant, sont ceux et celles qui sont allés voir ce qui se passe un peu plus loin. Dans le chapitre quatre (v. 24-26), le fil narratif s’interrompt brusquement pour raconter l’attaque que subit Moïse de la part du Seigneur. N’eût été l’intervention rapide de Çippora, Moïse en serait mort. Mais qui est cette Çippora et d’où sort-elle?
Çippora la Madiânite
Pour le savoir, il faut retourner au chapitre 2 du livre de l’Exode. Après avoir tué un Égyptien qui maltraitait un Hébreu, Moïse s’était enfui vers le pays de Madiân, plus à l’est. Il y avait fait la connaissance d’un prêtre de l’endroit dont il avait épousé l’une des sept filles, Çippora (2,11-22). Après son interpellation au Sinaï – le buisson ardent est localisé au mont Horeb, qui est un autre nom pour le Sinaï – Moïse était retourné en Madiân y chercher sa femme et son fils pour reprendre le chemin de l’Égypte où le Seigneur le dépêchait. C’est là que, en contradiction apparente avec son propre projet de libération, le Seigneur devient l’assaillant de son chargé de mission.
Les exégètes cherchent habituellement du côté de l’histoire de la rédaction une explication à ce curieux passage. Le Pentateuque, auquel appartient le livre de l’Exode, résulte en effet d’un processus rédactionnel extrêmement long et complexe. Ou encore, ils évoquent des emprunts au genre littéraire des épopées où, souvent, les héros ont à subir des épreuves qualifiantes imposées par les divinités qui les envoient.
Le texte comme une toile colorée
Pour tenter une explication, nous emprunterons un tout autre chemin qui nous permettra de nous dégager de cette image perturbante d’un Seigneur subitement atteint d’une folie meurtrière. Considérant le texte… comme un texte, nous décollerons complètement de la réalité « historique » à laquelle il semble renvoyer. Tout comme on tire du sens de l’agencement des formes et des couleurs d’un tableau peint, nous regarderons où le tissage particulier des figures de ce texte peut nous amener.
Les figures sont les éléments d’un texte. Leur valeur dépend de leurs interrelations avec les autres figures du texte. Ainsi, considérer Moïse, le Seigneur, Çippora, le sang ou le prépuce comme des « figures », nous permet de nous dégager émotivement de ce que ces éléments peuvent évoquer spontanément pour nous. La figure du « Seigneur » n’est ainsi nullement le Seigneur Dieu lui-même qu’on aurait capturé et enfermé dans un mot. C’est… une « figure », à considérer avec les autres figures. Pour bien distinguer les figures du texte de réalités extérieures à celui-ci, nous les placerons désormais entre guillemets.
Le rite de sang
Ici, la figure du « Seigneur », associée à celle d’une « tentative d’assassinat », signale un danger ou encore un enjeu vital pour « Moïse ». Ce danger appelle de manière urgente une réponse dont « Moïse » se montre absolument incapable. Il demeure complètement passif tout le temps que dure l’épisode. « Çippora », par contre, n’hésite pas une seconde et semble d’emblée savoir quoi faire. La mort menace? Du sang pourrait être versé ou du moins, le flux de la vie auquel correspond un flux de sang pourrait être interrompu? Elle devient l’officiante d’un rite de « sang ». Elle coupe un bout de chair, pas n’importe laquelle, mais celle du « prépuce » de son « fils ». La coupure fondatrice de la « circoncision » signifie, un peu partout dans la Bible, le lien au Dieu de l’alliance. Elle « coupe » en quelque sorte une alliance – en hébreu, conclure une alliance se dit littéralement couper une alliance – qui lie son « fils » au « Seigneur ». « Çippora » ne s’arrête pas là. En touchant le sexe de « Moïse » avec le « prépuce » sanguinolent de son « fils », elle élargit l’alliance pour l’y inclure. « Moïse » devient aussi son « époux de sang » à elle qui a pris en charge le rite. Sa parole qui l’affirme le confirme.
La gardienne de la vie
« Çippora », par ses gestes et sa parole, a ainsi créé du lien entre les divers acteurs du texte : « le Seigneur », son « fils », son « époux » et elle-même. Elle a ancré ces liens dans les profondeurs mêmes de la vie, symbolisée par le « sang », elle l’étrangère qui ne jouera guère de rôle dans la grande saga libératrice où son « époux » tiendra, après le « Seigneur Dieu », le premier rôle humain. C’est peut-être cet ancrage qui manquait à « Moïse », lui qui avait réagi à l’appel du « Seigneur » par le langage des émotions et de la raison. Quelque chose de vital manquait, quelque chose dont l’absence aurait pu provoquer aussi bien la mort du héros que celle du projet dont il devait être le porteur : une vraie réponse. « Çippora », si radicalement inscrite dans la profondeur de la vie, aura été la gardienne de sa continuité.
Anne-Marie Chapleau, bibliste et formatrice au diocèse de Chicoutimi.