Esther, de la série Women of the Bible (photo © Dikla Laor).
Esther ou l’abandon
Anne-Marie Chapleau | 7 novembre 2022
Lire : Livre d’Esther (et en particulier Est 4,17k-l, version grecque)
Commençons par quelques bribes de l’histoire mouvementée et admirable d’une jeune orpheline juive qui allait sauver sa communauté d’une tragique persécution.
Il était une fois une jeune fille juive d’une grande beauté qui par les hasards de la vie – ou peut-être était-ce plutôt par la volonté de la Providence – se retrouva reine du grand Empire perse. Le roi Assuérus lui-même ignorait l’origine ethnique et religieuse de celle qu’il avait élue pour reine parmi toutes les épouses de son harem. Il ignorait aussi que les splendeurs de son palais de Suse ne pouvaient faire oublier à la jeune femme son exil dans des contrées fort éloignées d’Israël.
Rapidement, et bien malgré elle, Esther allait être plongée dans la tourmente et devoir choisir son camp. En effet, Mardochée, qui était à la fois son oncle et son tuteur, avait attiré sur lui et sur tous les Juifs de l’Empire, la fureur d’Aman, de son état grand vizir du Royaume perse et détenteur de la plus haute autorité sur les affaires du pays. Ce sinistre personnage avait été profondément offensé par le refus de Mardochée de se prosterner devant lui. Comment aurait-il pu le faire, lui le Juif fidèle qui ne s’inclinait que devant Dieu? La soif de vengeance d’Aman était telle qu’il conçut un plan visant à exterminer tous les Juifs. Il avait pour ce faire obtenu carte blanche de la part du souverain qu’il avait convaincu sans peine de la légitimité de son projet.
Mais c’était sans compter la présence d’Esther à la cour. Alertée par son oncle, la jeune femme se retrouva à devoir prendre la décision la plus grave de sa vie : se mouiller pour sauver son peuple ou continuer à profiter du confort et des plaisirs de la vie de palais en se taisant. Serait-elle « l’Étoile » qui éclairerait l’avenir de son peuple ou demeurerait-elle « La Cachée »? Ces deux significations possibles de son nom pointaient en fait le dilemme au cœur de sa vie.
Un beau conte en deux versions
Nul doute que son histoire ne serait pas longuement racontée, et deux fois plutôt qu’une, dans un livre biblique si elle avait fait le second choix. À vrai dire, puisque son histoire est un conte dont la dimension historique est fort mince, il ne pouvait en être autrement. Les auteurs de ce conte, que vous pourrez lire pour en connaître plus précisément les péripéties, exprimaient en écrivant leur nationalisme et cherchaient à raviver l’espérance de leur peuple qui pouvait désespérer à la suite de la perte de son pays.
Deux versions, disions-nous? Oui, l’histoire existe dans une version originale en hébreu et dans une traduction grecque qui s’est permis de l’allonger en y ajoutant notamment de longues prières. Celle d’Esther retient aujourd’hui notre attention. Elle l’adresse au Seigneur pendant le jeûne de trois jours qu’elle observe avant de rencontrer le roi. En effet, le rôle d’Esther consistera à obtenir du roi l’annulation de l’avis d’extermination des Juifs. Mais on ne rencontre pas un monarque tel qu’Assuérus, toute reine que l’on soit, sans que ce dernier en ait pris l’initiative. En d’autres mots, se présenter devant son royal époux sans y avoir été invitée pouvait signer son arrêt de mort. Esther choisit de risquer sa vie pour son peuple tout en s’en sentant bien incapable.
L’abandon
Que pouvait-elle faire devant le puissant sentiment d’impuissance qui l’envahissait tout entière? Fuir la situation inconfortable? La nier en prétendant ne pas en être affectée? Tenter de rassembler ses pauvres forces pour donner l’illusion de contrôler la situation? Sa réaction sera toute autre : basculer dans l’abandon total et, ce faisant, renoncer à une forme d’indépendance fort valorisée à notre époque.
Ô mon Seigneur, notre Roi, tu es l’Unique !
Viens à mon secours, car je suis seule
et n’ai d’autre recours que toi,
et je vais jouer ma vie.
(4,17l)
Les premiers mots de sa prière témoignent éloquemment, non pas de son saut dans le vide, mais de son choix d’une radicale confiance en cet Autre qui seul pouvait être l’assise intérieure de son courage et même de son être et de sa vie. Avait-elle, du coup, sacrifié sa liberté et abdiqué son autonomie de sujet? Non, elle avait plutôt misé sur la relation fondatrice qui lui permettait d’être authentiquement elle-même : une Étoile dédiée à protection de la vie de son peuple et à la défense de la justice.
Heureuses les personnes qui n’attendent pas les situations limites pour entrer dans le même abandon !
Anne-Marie Chapleau, bibliste et formatrice au diocèse de Chicoutimi.