Fresque représentant une femme assise (détails). Villa Arianna à Stabiae, 1er siècle de notre ère, Musée archéologique national de Naples (Wikimedia).
Chloé, ou quand la croix bourgeonne
Anne-Marie Chapleau | 4 mai 2020
Lire : 1 Corinthiens 1, 10-28
Paul a eu bien du fil à retordre avec ses chers Corinthiens! À son époque, Corinthe est la troisième ville en importance de l’Empire romain, après Rome et Alexandrie. Un mot pourrait la résumer : diversité.
Située sur l’isthme de Corinthe, une étroite bande de terre reliant le Péloponnèse à la Grèce continentale, elle est, avec ses deux ports, un important centre commercial où se mêlent des gens venus de tous les coins de l’Empire. On y honore plusieurs divinités et une importante colonie juive y est établie, peut-être grossie par les Juifs expulsés de Rome par l’Empereur Claude en 49. Elle a en outre une réputation plutôt sulfureuse ; en grec, un verbe formé avec son nom signifie « forniquer »!
Corinthe, l’enfant terrible de Paul
Paul lui-même a fondé la communauté chrétienne de Corinthe. Il continue à la fréquenter pendant au moins dix ans. Au cours de son second voyage, il y séjourne pendant 18 mois ; par la suite, il la visite au moins une autre fois. Et, bien sûr, il lui écrit. On a conservé deux des lettres qu’il lui a envoyées ; mais il est fort probable qu’il en a rédigé quelques autres, malheureusement perdues.
Il est peut-être plus juste, au sujet du christianisme de Corinthe, de parler de « communautés » au pluriel, puisque les chrétiennes et chrétiens se rattachent à des maisonnées. Ils se rassemblent autour du chef de la maison pour prier et célébrer le « repas du Seigneur ».
Chloé est chef de sa maisonnée, ce qui montre combien la nouveauté chrétienne vient bousculer un ordre social fortement patriarcal. Oui, au temps de Paul, les femmes jouent un rôle bien actif dans les communautés, dirigeant, enseignant, évangélisant… Dommage que cette égalité entre les sexes, propre au christianisme des débuts, ait beaucoup régressé!
Écouter la folle Parole de la croix
Implantées dans un milieu cosmopolite, les communautés corinthiennes se caractérisent elles-mêmes par leur diversité. Des gens de toute condition sociale s’y côtoient, non sans heurts. Des factions se forment et se réclament chacune d’une autorité qu’elles tentent d’imposer aux autres : Apollos, Képhas (Pierre) et même… Paul !
Au cœur de sa maisonnée, Chloé veille. C’est elle qui fait alerter Paul de la situation (1 Co 1,11). Paul réagit en écrivant, vers 57, la lettre conservée sous le titre de Première lettre aux Corinthiens. Au milieu de la communauté divisée, il plante la croix du Christ, une croix qui « parle » : « La Parole, celle de la croix, est folie pour ceux qui se perdent ; pour ceux qui sont sauvés, nous, elle est puissance de Dieu. » (1 Co 1,18)
Si Chloé a réagi, c’est sans doute parce qu’elle a entendu et accueilli cette Parole qui renverse toutes les logiques de pouvoir ou de compétition. Folie, oui, cette croix qui dépouille celui ou celle qui l’embrasse à la suite du Christ. Elle fait s’en remettre totalement à un Autre dont la force s’exprime dans la toute-faiblesse de l’Amour. Elle use la tyrannie de l’égo narcissique avec la patience de la vague qui sculpte le rocher. Elle parle dans le silence d’un cœur attentif. Portée par le Souffle divin, elle fait désirer sa sagesse paradoxale.
Une pousse qui éclot sur le bois de la croix
« Chloé », en grec, signifie « verdure » ou « herbe verte ». Ce nom a la même racine que le mot « chlorophylle », ce fameux pigment qui donne leur couleur verte aux plantes. « Chloé », c’est aussi la première petite pousse qui émerge d’une plante. Chloé, la femme leader de Corinthe, a germé sur la croix, l’arbre de vie qui renouvelle la création. Petite pousse fragile, elle se nourrit de la sève de la croix, comme les sarments vivent en demeurant sur la vigne (voir Jean 15,4). Elle peut ainsi veiller sur la vie, l’unité et la paix de sa communauté.
En ces temps où la vie est bien fragilisée, ne pourrait-elle pas nous inspirer une éthique du « prendre soin » de la vie sous toutes ses formes, celle de nos communautés, mais aussi celle de notre « maison commune »?
Anne-Marie Chapleau est bibliste et professeure à l’Institut de formation théologique et pastorale de Chicoutimi (Québec).