Anne (détail). Gertrude Crête, SASV. Encres acryliques sur papier, 2000 (photos © SEBQ)
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Anne : la prophétesse de la grâce
Anne-Marie Chapleau | 6 mai 2019
Lire : Luc 2,36-38
La prophétesse Anne apparaît brièvement dans la scène de la présentation de Jésus au Temple dans l’évangile de Luc (2,36-38). Comme ailleurs chez Luc, cette figure féminine répond à une figure masculine placée dans une situation similaire [1]. Mais Anne est plus que le double féminin de Syméon : elle apporte quelque chose d’inédit par rapport au témoignage du vieux juste, quelque chose comme une action de grâce livrée par une femme qui en est toute pétrie (le nom « Anne » signifie en effet « la gracieuse » ou « grâce »).
Lecture d’une chair habitée par la Parole
Les exemples ne manquent pas de paroles déconnectées de la chair. La radio, la télévision et le Web sont inondés d’énoncés formulés pour séduire, influencer ou contraindre. Ils se parent des vertus d’une logique trompeuse et jouent allégrement du sophisme. À l’heure des fake news, le décalage entre l’intention derrière la prise de parole et l’illusion qu’elle enrobe d’arguments alléchants apparaît brutal. Rien de tel chez Anne. Qui est-elle?
La texte la décrit d’emblée comme une prophétesse : sa transparence à la Parole d’un Autre lui permet de la répercuter sans distorsion. Puis il poursuit en la situant dans une lignée. Elle est fille de « Phanouel », c’est-à-dire de « Face-de-Dieu ». Serait-ce parce qu’elle annonce celui qui donne un visage humain à Dieu? Elle a connu, dans sa lointaine jeunesse, la joie des épousailles. La mention de sa virginité évoque le don d’elle-même qu’elle y a engagé. Les sept années de son mariage en expriment la plénitude tout autant que la brièveté, sept étant le chiffre de la perfection. Et, s’il ne lui semble pas avoir été donné d’enfanter, son âge (84 ans = 7 x 12) fournit l’indice d’une fécondité (7) retournée vers la communauté (12). Les peines et les joies, les labeurs et le don qui ont habité ses jours ont patiemment tissé sa maturité tout empreinte de sagesse. Elle ne quitte plus le Temple, absorbée jour et nuit dans le service de son Seigneur. Son jeûne pointe vers Celui qui est devenu sa nourriture essentielle ; elle n’est plus que – ou elle est toute – chair habitée par la Parole, chair qui supplie son Seigneur au nom de son peuple en attente de salut (voir Lc 3,15).
Lecture d’une Parole jaillie de la chair
La voici à l’heure de prendre parole, la voici à l’heure de dire l’issue de l’attente et de déclarer advenu le salut. Sa voix élève tout d’abord vers Dieu une louange – le verbe utilisé ici porte la nuance de l’action de grâce ou du remerciement. Puis elle se tourne pour l’annoncer, « lui », à toute chair blessée, toute chair qui, souffrant dans « ténèbre et ombre de mort » (voir Lc 1,79), aspire à la libération. « Lui », c’est le Racheteur, le vrai go’el. Dans la tradition d’Israël, le go’el était celui qui avait capacité, volonté et pouvoir de racheter ceux qui, appauvris, devaient vendre leurs biens ou se vendre eux-mêmes pour payer leurs dettes. Ce go’el était habituellement un proche parent. À qui cette figure s’applique-t-elle ici? À Dieu, mentionné juste avant? À ce petit enfant qui vient de naître? Peut-être bien aux deux puisque l’un envoie l’autre et que le salut est leur projet commun. Les deux sont les « proches parents de tout humain », l’un comme Père, l’autre comme frère rattaché à la fois à une lignée au destin trop souvent tragique et à Dieu lui-même (voir la généalogie de Lc 3,38). Dans la bouche de la prophétesse Anne, cette « heureuse annonce » (sens du mot « évangile ») résonne avec toute la force de la vérité. Il y a de quoi en rendre grâce!
Anne-Marie Chapleau est bibliste et professeure à l’Institut de formation théologique et pastorale de Chicoutimi (Québec).
[1] Voir par exemple, la femme qui cherchait sa pièce perdue (Lc 15,8-10). Elle fait écho à l’homme parti en quête de sa brebis perdue (Lc 15,4-7).