Marthe et Marie. Gertrude Crête, SASV. Encres acryliques sur papier, 2000 (photos © SEBQ)
De la grande visite chez Marthe et Marie!
Anne-Marie Chapleau | 7 mai 2018
Lire : Luc 10, 38-42
Marthe et Marie! Qui ne connaît ces deux sœurs que l’Évangile selon Luc met en scène au chapitre 10? D’innombrables commentaires [1] ont été consacrés à ce récit qui a nourri le débat sur les places relatives de la vie active et de la vie contemplative. Faut-il, à la suite de Marie, privilégier la vie contemplative? Ou bien à l’instar de Marthe, montrer la vérité de sa foi en s’engageant dans le service?
Nous ne tenterons pas de déposer une pièce à conviction de plus pour alimenter ce drôle de procès. Plutôt, nous nous mettrons à l’écoute, non pas de ce que dit ce texte, mais de la manière dont il parle, autrement dit de son énonciation. Il se pourrait alors qu’il nous réserve quelques surprises.
Jésus se fait apostropher par Marthe
Marthe occupe, avec Jésus, le centre du texte. C’est elle qui reçoit Jésus dans sa maison et c’est entre eux seuls que s’engage le dialogue, tandis que Marie est reléguée en arrière-plan comme celle dont on parle. Elle gravite dans l’orbite de Marthe comme sa sœur : « la sœur de Marthe », dit la narration, « ma sœur », dit Marthe. Il n’empêche : c’est par elle que vient, sinon le scandale, du moins l’exaspération de Marthe. Car Marie ne fait rien, rien qu’écouter. Assise, installée dans la posture du disciple face à son maître, elle est tout entière absorbée dans l’écoute de Jésus; elle n’est plus qu’écoute de Jésus. Sinon, elle ne fait rien.
Et c’est bien qui ce qui irrite Marthe, qui elle fait beaucoup. Mais elle ne s’en prend pas à Marie. À la place, elle apostrophe Jésus dont elle fait en quelque sorte le complice de sa sœur. La question fuse, accusatrice : « Cela ne te fait rien que… »? (v. 40). Marthe se sent seule, bien seule avec tout le travail sur les bras. Alors s’il faut qu’en plus Jésus cautionne cette injustice par son inaction, c’en est trop! Elle enchaîne avec un ordre. Marthe n’accorde aucune importance à ce que Jésus peut bien dire. Elle n’a pas le temps de l’écouter. Elle l’interrompt pour qu’il passe enfin aux choses sérieuses : qu’il relaie à Marie l’ordre qui cristallise son désir à elle, Marthe. « Dis-lui donc de m’aider » (v. 40). N’est-ce pas tout à fait raisonnable?
Marthe et Marie « relues » par Jésus
Jésus n’obtempère pas. Il veut amener Marthe ailleurs. Il l’appelle par son nom et deux fois plutôt qu’une, comme pour ralentir son rythme, retenir son attention, prendre le temps d’établir la relation. Il lui reflète tout d’abord sa posture : « Tu t’inquiètes et t’agites pour bien des choses » (v. 41). On présente souvent Marthe comme un modèle de service et c’est bien ainsi qu’elle-même se perçoit : « seule pour servir » (v. 40). Mais ce qu’il voit, lui, ce n’est pas du service, mais de l’agitation, un écartèlement, une dispersion entre « beaucoup » qui touche l’esprit et le corps [2]. À ce « beaucoup», il substitue quelque chose d’unique, une seule [chose], la seule dont on a besoin » (v. 42). Le reste, le « beaucoup », est donc superflu. Puis il propose sa propre lecture de la position de Marie. Là où Marthe voyait un « rien faire », il reconnaît un choix. Marie, en sujet libre, a choisi non pas la « meilleure part – plusieurs traductions sont ici fautives – mais la bonne part. Cette part est d’un autre ordre, elle est absolument autre. On ne saurait la situer sur une échelle où le « faire », ou pire « l’agitation pour beaucoup de choses », occuperait un degré inférieur. Cette part se détache comme le seul bien nécessaire, le bien seul nécessaire. Et cette bonne part n’est jamais enlevée, jamais arrachée. Le futur que Jésus utilise équivaut à une promesse : « elle ne lui sera pas enlevée » (v. 42). La bonne part est toujours disponible. Tous et toutes peuvent en faire le choix. Marthe également.
Loin de mettre en compétition deux vocations, le texte entraîne donc ses lecteurs ailleurs. Mais il est si facile de s’inquiéter et s’agiter autour d’un débat!
Anne-Marie Chapleau est bibliste et professeure à l’Institut de formation théologique et pastorale de Chicoutimi (Québec).
[1] Pierre Daviau et Élisabeth Parmentier en présentent un inventaire assez impressionnant : Marthe et Marie en concurrence? : des Pères de l’Église aux commentaires féministes, Montréal / Paris, Médiaspaul, 2012.
[2] On traduit habituellement « beaucoup de choses », mais « choses » est sous-entendu.