Rachel et Jacob au puits. Gertrude Crête, SASV. Encres acryliques sur papier, 2000 (photo © SEBQ).
Rachel : le désir d’enfanter
Anne-Marie Chapleau | 6 novembre 2017
Lire les textes suivants : Gn 29,1-32,3 ; 33,1-11; 35,16-20 ; Mt 2,17-18 // Jr 31,15
Rachel? Ah oui, l’épouse préférée du patriarche Jacob (Genèse 25–50). Nous suivrons un des fils conducteurs de son histoire, celui du désir d’enfant et de l’enfantement. Le trajet pourrait être plus sombre que prévu.
Préférée, mais stérile
Jacob a fait la rencontre de Rachel au bord d’un puits (Gn 29,9-11). Une telle scène est typiquement nuptiale dans la Bible. On ne se surprendra donc pas que Jacob veuille aussitôt épouser la belle (Gn 29,18). Mais Laban, le père de la jeune fille, a d’autres préoccupations. Il use d’un stratagème astucieux, mais foncièrement trompeur, pour amener Jacob à épouser d’abord Léa, sa fille aînée (Gn 29,15-30).
Bientôt, la question de la fécondité des deux sœurs est soulevée. Léa conçoit à répétition et donne quatre fils à son mari. Or, Rachel est stérile et s’en désole. Le destin attaché à son sexe n’est-il pas d’être épouse et mère? Épouse pour devenir mère. Mère pour porter la descendance de son époux. Cependant, chez Rachel, ce désir légitime glisse vers autre chose : la jalousie. Les choses commencent à se détraquer et le texte biblique rejoue une partition déjà connue, celle où Caïn s’irrite fortement de l’attention que Dieu accorde à son frère Abel (Gn 4,5).
Dès lors, le manque d’enfant se lit sur le plan binaire des objets à posséder pour établir son propre statut aux yeux des autres et non sur le plan de la gratuité relationnelle. Prise dans cette logique objectivante, Rachel n’entend pas l’ouverture vers l’Autre qui se dit dans la réponse de son mari à son injonction de lui faire avoir des enfants : « Est-ce que je tiens la place de Dieu…? » (30,2).
Rachel décide donc de combler son manque par ses propres moyens. Elle ordonne à Jacob exactement ce que Sarah avait ordonné jadis à Abraham (Gn 16,2) : d’aller vers sa servante pour qu’elle enfante pour elle (Gn 30,6). Et ça marche : la servante conçoit. Ou plutôt, ça ne marche pas parce que le manque n’est pas liquidé. Plutôt, la spirale de la compétition s’accélère. Léa, dont le sein s’est tari, donne à son tour sa servante à son mari comme concubine. Puis, Rachel propose un marchandage à Léa dans l’espoir de concevoir : une mandragore (pomme d’amour) contre la possibilité pour Léa de coucher avec Jacob (Gn 30,14-16).
Neuf pour Léa, deux pour Rachel
Le pointage de ce match singulier désavantage maintenant nettement Rachel : seulement deux fils par sa servante contre six garçons et une fille pour sa sœur, plus deux par sa servante. Dieu se souvient enfin d’elle et on apprend du coup qu’elle l’avait finalement invoqué (Gn 30,22). Tiens, tiens, la fécondité survient quand ce Tiers s’insère dans l’histoire. Mais la lecture que fait Rachel de l’événement laisse perplexe : « Dieu a enlevé ma honte », dit-elle (Gn 30,23). Certes, dans la mentalité biblique, la femme vit sa stérilité comme une honte et plus d’une s’est réjouie d’en être délivrée. On pourra penser, par exemple, à Élisabeth, la mère de Jean Baptiste (Lc 1,25). Mais n’empêche, la valeur de Joseph, le fils tant désiré, équivaut ici à un poids de honte enlevé.
Fils de ma douleur
Beaucoup plus tard, non loin d’Ephrata (Bethléem), Rachel accouche difficilement d’un second fils qu’elle appelle « Ben-Oni » (Fils de ma douleur) juste avant de mourir (Gn 35,16-20). Ce second enfant porte, lui, le poids de la douleur de sa mère. Heureusement que son père le renomme Ben-Yamin (Benjamin) : « Fils de la droite » ou « Fils de bon augure ».
Une plainte s’élève (Mt 1,18 // Jr 31,15)
Que retenir de ce parcours un peu triste? Peut-être bien une interpellation à réévaluer nos relations. Le prophète Jérémie, et l’évangéliste Matthieu après lui, évoquent Rachel : « Une voix dans Rama s’est fait entendre, pleur et longue plainte, c’est Rachel pleurant ses enfants; et elle ne veut pas qu’on la console, car ils ne sont plus. » Cette plainte ne se rattache à aucun événement précis de l’histoire de la Rachel du livre de la Genèse. Mais ne dit-elle pas quelque chose de juste : les enfants enfin placés au centre en tant que sujets qui auraient dû vivre?
Anne-Marie Chapleau est bibliste et professeure à l’Institut de formation théologique et pastorale de Chicoutimi (Québec).