Vashti. Gertrude Crête, SASV. Encres acryliques sur papier, 2000 (photo © SEBQ).
Vasthi, la femme du refus
Anne-Marie Chapleau | 3 février 2017
Lire : Est 1,1-21 (texte hébraïque)
Le livre d’Esther [1] nous plonge dans un décor de conte des mille et une nuits en nous amenant à la cour du roi perse Assuérus : banquet extravagant, harem, belles jeunes filles, tout y est! Et conte, il y a bien ici! Ce livre est en effet un écrit fictif servant à encourager un peuple humilié par bien des revers de fortune. L’histoire tourne rapidement au drame, mais le courage et la foi d’Esther, l’héroïne du livre, conduisent à un retournement de situation spectaculaire.
Nous resterons cependant sur le seuil de cette histoire parce que la femme qui nous intéresse aujourd’hui, Vasthi, disparaît dès le chapitre un. Dans la construction de l’intrigue, elle n’aura servi qu’à établir des circonstances propices à l’entrée en scène d’Esther. Cela ne l’empêche pas d’être un personnage très intéressant et qui saura plaire à toute personne hérissée par le petit côté patriarcal de la Bible.
Un banquet de six mois
Le chapitre un s’ouvre sur une description détaillée du banquet somptueux offert par Assuérus à tout ce que son royaume peut compter de dignitaires et de personnages importants. Son intention est clairement énoncée par le texte : « Il voulait étaler à leurs yeux la richesse et la magnificence de son royaume ainsi que l’éclat splendide de sa grandeur, pendant une longue suite de jours, exactement cent quatre-vingts. » (1,4) Assurément voilà un monarque que n’étouffe pas la modestie! Et il aurait valu la peine d’homologuer ce festin de six mois dans le livre des records Guinness, à supposer qu’un tel ouvrage ait pu exister à cette époque.
Le verset 8 tranche avec ceux qui précèdent. L’exposé de la magnificence du banquet et de la richesse du décor s’interrompt pour laisser place à une petite note disant que le roi ne force personne à boire. Chacun peut « être traité comme il l’entendait ». Ah tiens, le roi respecte la liberté de ses officiers! Sa magnanimité saura-t-elle s’appliquer à d’autres? À Vasthi, par exemple? Je vous laisse tenter une réponse.
L’affaire Vasthi
« L’affaire Vasthi », selon le sous-titre proposé par la Bible de Jérusalem, s’amorce au verset 9. On y apprend que la reine Vasthi, la préférée du harem à ce que l’on comprendra plus loin, donne elle aussi un festin, mais pour les femmes. Tirons-en une déduction logique : seuls des hommes peuvent siéger à celui d’Assuérus. Le monde est clairement divisé selon les sexes.
Le grand souverain, « mis en gaîté par le vin » (v. 9) demande à ses sept eunuques de lui amener Vasthi toute parée. J’aurais le goût d’ajouter « de la lui amener sur un plateau d’argent ». Car c’est bien l’impression que cela donne : aux yeux du roi, Vasthi, qui est très belle (v. 11), est un objet décoratif qu’il peut exhiber à sa guise pour en retirer un prestige supplémentaire.
Mais voilà que, de manière inattendue, Vahsi refuse tout net d’être ainsi exhibée, sans que personne songe à lui en demander la raison. Du point de vue du déroulement du récit, l’élimination de Vasthi laissera bien sûr la place de reine vacante, ce qui permettra à Esther de l’occuper et d’ainsi pouvoir jouer un rôle crucial dans le salut de son peuple. Mais en rester à cette logique nous ferait traiter Vasthi comme quantité négligeable, alors que c’est justement elle qui nous intéresse ici.
Enflammé d’une grande colère, Assuérus s’empresse de consulter les sages du royaume, « versés dans la science de la loi et du droit » (1,13). Comment faudrait-il punir Vasthi de son insolence? Les conseillers ne se contentent pas de suggérer une sanction ; ils soulignent à grands traits la gravité de la faute de Vasthi qui n’est ni plus ni moins qu’un affront à l’endroit de la gent masculine au grand complet, des plus grands officiers aux simples maris ordinaires. Imaginez! S’il fallait que toutes les femmes se mettent ainsi à mépriser leur époux en refusant d’obtempérer à ses ordres! Ne serait-ce pas intolérable? L’ordre social serait mis en péril!
Et pourtant, elle me plaît bien à moi, Vasthi. Il y a en elle une assurance tranquille qui lui permet de tenir tête à son puissant époux en faisant fi des représailles possibles. Il émane d’elle une force qui suffit à déclencher une panique générale chez la moitié virile de la population. Le roi se voit donc obligé de diffuser dans tout l’empire une ordonnance « afin que tout mari fût maître chez lui » (1,22).
Vasthi, bien sûr, y perd son statut de reine et Assuérus lui défend à tout jamais de paraître en sa présence. Du coup, elle sort également de l’histoire. Difficile de spéculer sur ce qu’il aurait pu advenir d’elle, les personnages de conte n’ayant pas de vie loin des textes qui les ont engendrés. Mais ne peut-on pas imaginer que son refus l’ayant fait naître comme sujet autonome, elle ait eu le goût de déployer encore plus ses ailes? Si Esther a joué un grand rôle pour libérer son peuple de la menace qui planait sur lui, Vasthi aura su elle aussi, mais à sa manière, s’imposer comme figure de résistance.
Anne-Marie Chapleau est bibliste et professeure à l’Institut de formation théologique et pastorale de Chicoutimi (Québec).