chronique du 8 février 2008
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C’est dans le désir que naît la tentation
Après les récits de l’enfance, Matthieu nous a conduits au chapitre 3 de son récit de Bonne Nouvelle au bord du Jourdain. Dans le passage qui précède la lecture de ce jour, Jésus a été baptisé dans le Jourdain par son cousin Jean. Sorti des eaux, il a vu l’Esprit venir sur lui et il a entendu une voix disant : « Celui–ci est mon Fils bien–aimé, celui qu’il m’a plu de choisir. » Et l’évangéliste d’enchaîner : « Alors Jésus fut conduit par l’Esprit au désert, pour être tenté par le diable », comme si la tentation était la suite logique du baptême, sa conséquence immédiate. En ce dimanche d’entrée en Carême et de montée vers Pâques, souvenons-nous que, pour un juif, Pessah-Pâque, ne se vit pas au passé, mais réellement au présent. Ainsi, quand la communauté matthéenne nous rapporte cet épisode essentiel de la vie de Jésus, elle partage un évènement essentiel de sa propre foi : « hier nous étions esclaves, aujourd’hui nous sommes libres », renforcé par l’évènement pascal : « Hier, ô Christ, je partageais ton tombeau, aujourd'hui avec toi je ressuscite » (formulation du temps pascal dans la liturgie orthodoxe). Les résonnances qu’il évoque aujourd’hui, pour les femmes en particulier, ne sont-elle pas malheureuses ? Cet épisode ne nous rappelle-t-il pas plutôt douloureusement la première tentation racontée dans la bible ? Comment se peut-il que les lectionnaires proposent en première lecture de ce jour l’histoire malheureuse de la première femme succombant à la première tentation, plutôt que les textes auxquels Jésus se réfère dans ses réponses au Tentateur, les Paroles au cœur du Shema Israël-Écoute Israël, écoute les Paroles qui te feront tenir debout, vivant ? Rapprochement écrasant, qui pèse son poids de pierres et ne semble guère nourrissant. Un jeûne qui donne faim Ayant jeûné pendant quarante jours et quarante nuits… Dans les deux premiers versets Jésus est emmené passivement au désert. Pendant 40 jours et 40 nuits (contrairement à la Création qui va de l’obscurité à la lumière, ici l’inversion suggère un passage de la lumière vers l’obscurité), il ne se passe rien, sinon que Jésus jeûne. Peut-être imaginons-nous que dans le désert, il n’y a rien d’autre à faire que jeûner ? Pourtant le désert n’est pas obligatoirement le lieu où l’on s’arrête de manger. Certes la nourriture ne s’y trouve pas toute seule ; certes, il faut s’organiser, ne pas tout manger d’un coup, profiter de la manne qui tombe du ciel… Mais désert ne rime pas forcément avec jeûne. Dans notre texte, le verbe est à l’actif, Jésus fait le choix de jeûner. … finalemen [1] il eut faim Un petit mot de rien du tout déclenche une avalanche d’événements : finalement. En grec, ce mot se dit : hustéron. Hustéron, littéralement, c’est le moment qui ouvre au futur, à ce qui vient à la fin, au moment essentiel. Hustéron, en français, a engendré le mot utérus. Lieu de promesse et de fécondité, lieu de naissance. Hustéron, lieu du bas du corps, du fond, évoque la mort, le tombeau [2] et les profondeurs de l’inconscient. Finalement il eut faim : avoir faim, c’est aussi l’expression utilisée par Matthieu dans les Béatitudes : heureux ceux qui ont faim et soif de justice. Finalement, il eut faim : c’est avec l’expression de ce désir que s’ouvre la séquence de la tentation. La tentation survient quand arrive la fin de la gestation, quand vient le désir qui ouvre au futur. De tentations en tentationsPremière tentation : Jésus est invité à faire l’impossible, à se prendre pour Dieu. Cette tentation se relie très concrètement à l’expérience pascale du peuple dans le désert : Celui qui donne à manger avec la manne, mais surtout avec les Dix Paroles, c’est Dieu. C’est le cœur du Shema Israël. Deuxième tentation : placé au sommet du Temple, Jésus est mis au-dessus de Dieu, au-dessus du Saint des Saints qui symbolise l’habitat de Dieu sur terre. Troisième tentation : Jusqu’alors le tentateur mettait en doute l’identité de Jésus : « Si tu es Fils de Dieu ». Jusqu’alors il invitait Jésus à se situer par rapport à Dieu. Cette dernière tentation change de ton et ne commence plus par « Si tu es.. : ». La question n’est plus de savoir qui est Jésus mais de savoir ce qu’il fait : « Si tu te prosternes ». La question n’est plus de savoir si Jésus est le Fils de Dieu, la question est de savoir devant qui il se prosterne. C’en est trop. Jusqu’alors Jésus discutait avec cette voix qui s’était approchée de lui. Il a argumenté avec des paroles fortes de la Tora, celles qui suivent le Shema-Écoute Israël, qui fondent une identité et une vie. Il dialoguait avec cette voix qui venait le chercher dans sa nouvelle identité, le forçait à se poser des questions sur lui. Mais maintenant c’est terminé. Jésus ne discutera pas plus longtemps. Il est hors de question qu’il change de repère, de référant : « Retire-toi, Satan ». S’il n’est pas encore bien sûr de qui il est, il sait quel est son Dieu, indiscutablement. Les faims de nos jeûnes Bien des chrétien-ne-s sont engagé-e-s, ouvertement ou discrètement, dans les mouvements de solidarité et de justice sociale. Mais l’année est longue et lourde de pierres: engagements, déceptions, achoppements, découragements, épuisements. Et nos solidarités quotidiennes prennent l’allure d’une traversée du désert. Mais finalement, au bout de nos fatigues, de nos débordements, revient, avec le temps du Carême, notre faim de profondeur, de faim de justice, de partage. Finalement surgit en nous le désir et d’être nourri et de partager notre pain. Et avec lui, nos tentations. Sans nos désirs de partage, nous ne serions pas en danger. Sans nos faims, nous n’aurions pas à travailler à la question de notre identité et à choisir nos références.
Quand finalement Jésus nous apprend à désirer…
Notes[1] Selon la traduction de la TOB. La traduction en français courant omet ce mot. [2] Voir Débora Kapp, Souvenez-vous, dans V. Isenmann, La Dame de sel, Novalis, 2006.
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